Début 1929, dans un train pour Londres, Albert Londres s’assied en face d’un personnage extravagant.
«Les Anglais en promenade dans le couloir jetaient sur le voyageur un regard scandalisé. On peut appartenir à un peuple touriste et n’avoir pas tout vu», s’amuse le reporter français auréolé de gloire.
Il a dénoncé l’inhumanité du bagne de Cayenne, obtenu la grâce du forçat évadé Eugène Dieudonné, scandalisé la France coloniale avec son grand reportage en Afrique et a trouvé son nouveau sujet pour le Petit Parisien, «plus fort tirage des journaux du monde entier» prétend le slogan.
Cet homme aux papillotes s’échappant de son chapeau: «c’était un Juif, écrit Albert Londres. D’où venait-il? D’un ghetto. [Il] tombait à point dans ma vie. Je partais cette fois, non pour le tour du monde, mais pour le tour des Juifs (...) Je verrais Prague, Mukacevo, Oradea Mare, Kichinev, Cernauti, Lemberg [actuellement Lviv, en Ukraine], Cracovie, Varsovie, Vilno, Lodz, l’Égypte et la Palestine, le passé et l’avenir, allant des Carpathes au mont des Oliviers, de la Vistule au lac de Tibériade, des rabbins sorciers au maire de Tel-Aviv, des trente-six degrés sous zéro (...) au soleil qui (...) attend les grimpeurs des Échelles du Levant.»
Albert Londres a fait, il y a 94 ans, sans le savoir, le lien entre les deux régions du monde qui barrent aujourd’hui la Une de vos journaux: la guerre russe en Ukraine et le conflit entre Israël et le Hamas.
Dans un livre qui fit grand bruit, Le Juif errant est arrivé, dont le premier extrait choisi est ici, le reporter a perçu, grâce à sa ténacité et son incroyable travail de terrain, les trois phénomènes qui donnent un contexte historique et nous amènent aux événements tragiques en Israël et à Gaza:
1. La violence de l’antisémitisme en Russie, Pologne, Ukraine et Roumanie, où les pogroms se suivent et se ressemblent contre des Juifs réduits à une pauvreté insondable. «Un Slave a toujours un Hébreu sur l’estomac, écrit-il. La longue vie en commun ne les a pas rapprochés. Un Polonais, un Russe chassent un Juif du trottoir comme si le Juif, en passant, leur volait une part d’air. Un Juif, pour un Européen oriental, est l’incarnation du parasite.»
2. La puissance de l’appel sioniste: la Palestine apparaît déjà comme le seul espoir d’échapper à la misère et à la mort en Europe de l’Est. «Combien leur faudra-t-il de pogroms pour sauter le pas?», se demande Albert Londres. Il définit les pogroms comme «une espèce de rage» diffusée par «les gouvernements qui regardent vers l’Est». Plus loin: «un pogrom est comme un incendie de forêt: le premier arbre qui flambe allume tous les autres». Plus de 700 pogroms en Russie depuis 1881, selon ses chiffres. Rien qu’en Ukraine et Galicie en 1918 et 1919, plus de 150'000 tués, 300’000 blessés et un million de personnes battues et pillées.
3. La guerre que sont prêts à livrer les Palestiniens contre ces nouveaux arrivants qui commencent à prendre trop de place, et la détermination de ces derniers à résister. En août 1929, Albert Londres rentre en France et s’installe à Evian pour écrire sa série. Or la situation dégénère en Palestine. Du 23 au 29 août, 133 Juifs sont tués par les Arabes tandis que 110 Arabes sont tués, en grande majorité par les forces britanniques. Il quitte précipitamment le lac Léman et retourne sur place, rencontre les auteurs des émeutes, parle au grand mufti et aux autorités de toutes les parties. «Les Juifs ne se laisseront plus intimider, il en est convaincu, écrit Pierre Assouline dans sa biographie d’Albert Londres (Balland, 1989). Il sait d’où ils viennent et ce qu’ils ont vécu. Ces gens-là ne repartiront pas. (...) Les Arabes sont prêts à tout pour les mettre dehors (...) et promettent au reporter que quarante-huit heures suffiront à tuer 150’000 sionistes.»
La dernière phrase d’Albert Londres laisse perplexe. La voici: «Le Juif errant est-il arrivé? Pourquoi pas?»
Quinze ans après son reportage, la découverte de la Shoah ne laissera pas le choix. Suivront la proclamation de l’Etat d’Israël, quatre guerres israélo-arabes, 56 ans d’occupation et de colonisation juive des territoires palestiniens, des milliers de morts, des deux côtés. Albert Londres avait vu juste, hélas.