Je suis grand reporter, spécialiste de l’Iran et du monde arabo-musulman, une région qui me colle au coeur depuis 25 ans. Alors que je contemple le Bosphore, depuis mon balcon de la rive européenne d’Istanbul, un œil toujours penché vers l’Orient, et que je m’apprête à mettre le cap sur Paris pour la sortie de mon nouveau roman, Badjens (édition du Seuil), je vous parle dans cette newsletter du rapport crise-passion entre les Etats-Unis et l’Iran, le pays de mon père où j’ai vécu pendant dix ans.
Aussi dans cette newsletter:
Imaginez. Vous entrez dans la vie des écrivains en lisant leur courrier. C’est ce que propose Kometa dans chaque numéro de sa revue papier. En partenariat avec les Correspondances de Manosque (25-29 septembre), rencontrez Hélène Gaudy et György Dragomán.
Chaque semaine dans cette newsletter, Kometa donne la parole à ses auteurs et photographes. Aujourd'hui, Delphine Minoui vous partage une actualité marquante, une citation inspirante et un livre à emporter.
Une image, en particulier, m’est restée de mes années iraniennes (1997-2007): celle du «bâtiment de pierre». Des murs épais. Une porte en ferraille verrouillée à double tour. Des caméras de vidéosurveillance vissées dans différents recoins.
À chaque article jugé «déplacé» ou «outrageant» envers le régime de Téhéran, c’est dans ce complexe aux allures de prison-fantôme que les services de renseignement iraniens avaient l’habitude de «m’inviter» pour «une discussion informelle».
Étonnante façon de me «sermonner»: tandis que mes interrogateurs s’évertuaient à m’accuser de faire le jeu des Américains, leur ennemi numéro un, avec mes articles jugés trop critiques envers les ayatollahs iraniens, les bouteilles de Zam-Zam (ersatz de Coca-Cola, interdit depuis la révolution islamique de 1979, tirant son nom d’une source sacrée de La Mecque) se déversaient dans mon verre selon la digne tradition du «taarof» (extrême politesse qui consiste à toujours bien traiter ses hôtes). Un ami journaliste bien informé m’apprit que ce «bâtiment de pierre», confisqué après la chute du Chah, fut autrefois la propriété de l’ancien directeur iranien de l’usine Coca-Cola…
Billie Jean en musique d'attente
Longtemps, j’ai eu de la peine à comprendre ce paradoxe iranien, qui consiste en un fétichisme quotidien pour tout ce qui touche au «Grand Satan» américain: baskets Nike de contrefaçon, sauce d’imitation ketchup sur la table des cantines universitaires, mélodie de «Billie Jean» de Michael Jackson en guise de musique d’attente dans certaines administrations – mélodie ô combien contradictoire avec le concert de «Mort à l’Amérique» (Marg Bar Amrika) servi chaque semaine lors de la grande prière du vendredi.
Mensonges et trahisons
Plus qu’une contradiction, il faut y voir l’illustration d’une véritable crise-passion entre deux pays qui se tournent autour depuis tant d’années.
Entre trahisons et rendez-vous manqués, Téhéran et Washington n’ont jamais cessé de faire capoter toute initiative de rapprochement. Car au-delà du principe de méfiance – hérité du Coup d’État de 1953, puis de la prise d’otage à l’Ambassade américaine de 1979 – se joue une tout autre partie : celle de l’ennemi «utile», instrumentalisé quand il s’agit de défendre les intérêts du moment.
Celle, aussi, de la retenue de circonstance, à l’image de la riposte iranienne à l’assassinat par Israël du chef du Hamas, annoncée imminente depuis plus d’un mois, mais que Téhéran – de même que Washington – semble vouloir éviter à l’approche des élections américaines et dans un contexte régional particulièrement volcanique.
L’info que j’ai retenue pour vous n’est pas dans le journal, mais sur Instagram. C’est une illustration créée par une artiste iranienne aujourd'hui immigrée aux États-Unis, Foruzan Safari. Ce dessin dystopiquement positif montre la victoire des femmes sur la police des mœurs, malgré la répression.
Le 19 août 1953, le premier ministre du chah d’Iran, Mohammad Mossadegh, est victime d’un Coup d’Etat et démis de ses fonctions lors d’une opération baptisée TPAJAX (ou «Opération Ajax») orchestrée par la CIA. Ce putsch, organisé avec la complicité des Britanniques, hante encore à ce jour les relations entre Téhéran et Washington.
Une phrase qui m'inspire
«A chaque fois qu’ils fermaient une bouche, une autre reprenait notre chant»
Graffiti mural lu sur un mur de Téhéran.
Je recommande...
Argo, de Ben Affleck (2012). Une fiction haletante qui revisite la prise d’otage du 2 novembre 1979, à l’Ambassade américaine de Téhéran, point de départ d’une rupture des relations entre les deux pays.
Pour aller plus loin...
Toujours sur l'Iran, le professeur émérite à Sciences-Po Paris et spécialiste des relations internationales, Bertrand Badie décrypte l’attitude iranienne envers Washington à l’aune d’un ressentiment historique dans une interview à retrouver dans les pages du 4e numéro Kometa
Les bonnes feuilles du dernier roman de Delphine Minoui, Badjens (Seuil, 2024) sont à découvrir sur notre site
La semaine prochaine, l'écrivain devenu soldat Artem Chapeye (Les gens ordinaires ne portent pas de mitraillettes, Bayard, 2024), vous écrira depuis son pays d'origine, l'Ukraine. Dans ce texte, il reviendra sur sa rencontre avec l'Amérique «d’en bas». Une expérience qui l’a conduit à embrasser la carrière d'écrivain...
Nos Correspondances à Manosque
Deux écrivains se sont écrits sans s’être encore jamais rencontrés : la française Hélène Gaudy et le hongrois György Dragomán. Kometa vous partage un extrait de cette correspondance, à lire dans Kometa n°4.
Habiter les lieux par l'écriture
A priori, Hélène Gaudy et György Dragomán n'avaient pas grand-chose en commun. Elle écrit en français des récits très proches du réel (Archipels, éditions de l'Olivier). Il écrit en hongrois des romans et des nouvelles qui flirtent avec le merveilleux (Chœur des lions, Gallimard). Elle habite la banlieue de Paris, lui celle de Budapest. Elle a toujours vécu sous la Ve République, il a grandi en Hongrie communiste.
Mais pour construire des ponts entre une partie et une autre de l'Europe, Kometa est allé chercher ce qui pouvait réunir ces deux écrivains dans une correspondance, publiée dans notre nouveau numéro. Des liens inattendus qu'ils évoqueront sur la scène desCorrespondances de Manosque, le 28 septembre à 15h. Jusqu'à cette date, cette newsletter vous propose un extrait chaque semaine. Quelques jours après une lettre de György Dragomán [AJOUTER LIEN VERS NL PRECEDENTE], Hélène Gaudy relance le dialogue.
Paris, le 10 juin
Cher György,
C’est une joie de recevoir votre lettre. Merci de partager avec moi ces expériences d’enfance, merci pour la finesse, pour la richesse.
C’est drôle: quand nous avions à peu près le même âge, vous attendiez donc une lettre de France, et moi, de Roumanie. Les voilà qui arrivent, avec plus de trente ans de retard!
Je me suis demandé à quoi ressemblait Budaörs. Sur Internet, j’ai trouvé une petite église, sur une petite colline, surplombant un village. Dans l’une de ces maisons, il y a donc vous, qui écrivez, près de votre chat noir. Le mien dort toujours, sauf quand il tente de pousser mon ordinateur du museau pour se coucher à sa place...
J’ai été très touchée par ce que vous me dites de votre grand-mère. Je crois que je n’ai presque jamais entendu parler yiddish. Dans ma famille, la branche a été trop brutalement coupée. Chaque fois que j’entends mentionner cette langue, ou la cuisine ashkénaze, par exemple, je ressens un mélange de réconfort et de manque. Je ne peux avoir de tout cela aucune nostalgie: aucun souvenir, aucun goût, aucune intonation, aucune odeur. Tout a été effacé. C’est peut-être cette nostalgie qui me manque.
(...)
J’aime ce que vous écrivez sur la ville de votre enfance, cet espace imaginaire qu’elle est aussi devenue grâce à l’écriture. Je trouve rassurant qu’on puisse habiter autrement, sur un plan parallèle, permanent, les lieux en écrivant. Ça n’efface pas l’exil, ni la perte, ni les métamorphoses, mais ça peut adoucir les choses, former un lieu possible là où il n’y en a plus.
Cette correspondance est à lire en intégralité dans le 4e numéro de Kometa et sur notre site pour nos abonnés. La semaine prochaine, découvrez la réponse de György Dragomán.
A propos de Kometa
Née du choc du retour de la guerre sur le continent européen, Kometa raconte le monde partout où il bascule, de l’intérieur, à travers les regards de celles et ceux qui le vivent. La revue fête sa première année et grandit grâce à vous, en passant de 4 à 6 numéros par an en 2025.
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L'agenda
28 septembre, 15h
György Dragomán et Hélène Gaudy à Manosque
Györgui Dragoman et Hélène Gaudy, les 2 correspondants de notre nouveau numéro, se rencontrent pour la 1ère fois aux bien-nommées Correspondances de Manosque: une rencontre animée par Pierre Benetti (avec signature du numéro par les auteurs).
Le dimanche 29 septembre à 15h15, Kometa modère la rencontre "Ukraine, cette guerre qui est aussi la notre" avec Andreï Kourkhov et Florence Aubenas au Festival America. Un événement animé par notre rédactrice en chef Léna Mauger.