Un lieu insolite a récemment ouvert ses portes en bas de mon immeuble à Varsovie. Cela s'appelle «Wesoła Pani» (joyeuse dame). Des femmes ukrainiennes de tous âges y préparent des pierogi ukrainiens, des chaussons farcis à leur façon traditionnelle. Les gens comme moi, qui aiment la cuisine de grand-mère, en apprécient la saveur. J'y vais plusieurs fois par semaine.
– J'ai un travail, vous avez des pierogi ukrainiens, je suppose que c'est une bonne affaire?, s'amuse Luba, l'une de ces femmes avec qui je me suis lié d’amitié. Au bout d'un moment, le sourire s’effiloche et Luba sort son mouchoir.
– Je viens de Kharkiv, dit-elle. La frontière russe est toute proche, la ville est bombardée tous les jours. Le matin, avant de venir travailler, je regarde combien de bombes sont tombées. En plus, mon petit-fils est au front, je vis beaucoup de choses depuis quelques mois.
Puis, nous revenons aux pierogi ukrainiens.
Jusqu’à récemment, de tels endroits n'existaient pas à Varsovie. Deux ans après l’invasion russe de l'Ukraine, il y en a des centaines. Car les Ukrainiens ne sont pas venus ici pour se tourner les pouces. Dès le premier jour, ils ont pris les choses en main. Ils ont ouvert des restaurants, des cafés, des magasins de fleurs, des salons de toilettage pour chiens, des bureaux de change. Il y a désormais des maisons d'édition ukrainiennes et des chauffeurs de taxis ukrainiens.
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C’est aux agriculteurs polonais que les Ukrainiens ont prêté de mauvaises intentions, lorsque ces derniers ont bloqué la frontière entre nos deux pays à la fin 2023. Il était question de céréales: en vertu d'un accord avec l'Union européenne, l'Ukraine, dans l’impossibilité d’exporter ses céréales hors d'Europe par voie maritime, avait la possibilité de les faire transiter par l’Europe. Sauf que ce n’était pas toujours du transit: la Pologne et d’autres pays ont été inondés de céréales bon marché en provenance d'Ukraine. Des céréales produites en dehors des normes européennes et entrées dans l'UE sans droits de douane, parce que ces céréales étaient supposées quitter l'UE.
Une tonne de blé coûte environ 150 euros en Pologne, alors que le blé ukrainien vaut la moitié. Il n'est donc pas surprenant que les agriculteurs polonais aient commencé à protester. De plus, leur colère s’est jointe à celle d’agriculteurs dans toute l’Europe, révoltés par l'introduction prévue par l'UE de ce qu'on appelle le «Green Deal».
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Compte tenu de l'ampleur de la vague migratoire en provenance de l'Ukraine et des tensions potentielles que l'arrivée soudaine de plus d'un million de personnes pouvait provoquer en Pologne, un pays encore presque entièrement homogène il y a quelques années, Vladimir Poutine doit être déçu par ce qui est en train de se passer.
Depuis des siècles – pour être précis, depuis le soulèvement dit des Khmelnitsky au XVIIe siècle – les dirigeants successifs du Kremlin aiment jouer la Pologne contre l’Ukraine, deux nations très émotives.
Et pourtant, cette fois, rien ne semble pouvoir diviser longuement la Pologne et l'Ukraine. La première continue de montrer la voie en soutenant sa voisine. Toutes deux écrivent un nouveau chapitre de leur histoire commune plutôt que de raviver de vieilles blessures.
Andrzej Seweryn, grand acteur polonais également connu en France, a récemment mis en scène à Varsovie son désormais légendaire Roi Lear. Il est sorti portant un drapeau ukrainien sous les applaudissements. J'ai assisté à cette représentation et j'ai entendu autant de voix en polonais qu'en ukrainien dans le théâtre. J'ai interrogé un jeune couple ukrainien sur le geste de Seweryn:
- J'ai pleuré, a répondu la jeune fille. Nous recevons tellement de soutien de la part des Polonais que parfois, je ne sais pas quoi dire.
- Merci…, a ajouté son compagnon.
Mais c'est nous qui te remercions, Ukraine. C'est grâce à toi que la guerre ne s'est pas encore étendue au reste de l'Europe. Nous nous en souvenons tous les jours, en Pologne.
Le texte complet de Witold Szabłowski est à lire sur notre site.