A 55 ans, je viens de fêter mes 29 ans de journalisme d'investigation: 29 ans passés à couvrir la pénétration du crime organisé dans les structures de l'Etat slovaque. Mais pendant tout ce temps, je ne me souviens d'aucune enquête qui aurait conduit à améliorer la lutte contre la corruption et l'abus de pouvoir.
Récemment, le gouvernement slovaque a laissé entendre qu’un film tiré de l'un d'entre eux (Le bal des porcs) avait conduit à la tentative d'assassinat de Robert Fico, le 15 mai. C’est une idée absurde, mais ça montre que ma voix de romancier est plus forte que ma voix de journaliste.
Mes livres sont remplis de crimes et de criminels, et pourtant ce ne sont pas des romans policiers à proprement parler. Ils racontent la réalité quotidienne d'un Etat mafieux. Contrairement à ce qu’on croit, un Etat mafieux n'est pas un Etat dirigé par des mafias, mais dont les institutions officielles utilisent des pratiques mafieuses.
La Slovaquie et d'autres pays européens sont des Etats de ce type. Les lecteurs qui vivent dans des circonstances similaires me lisent autrement que le public français. D'ailleurs, mon éditeur serbe a classé mon roman Le bal des porcs dans la catégorie «romans sociaux»: ce que les Français lisent comme un polar n'est qu'une journée ordinaire pour un Slovaque ou un Serbe.
Mes mises en garde contre le parti de Robert Fico, le Smer, m'ont valu d'être traité de «messager fou de l'Apocalypse», y compris par les prodémocrates… alors j’ai préféré partir vivre en République tchèque, un pays où il y a toujours quelque chose à défendre et quelqu'un avec qui se battre.
Mes anciennes prédictions deviennent une réalité indéniable: juste après sa victoire, Robert Fico a commencé à mettre en place un régime autoritaire en Slovaquie. Il s’y est pris par étapes. Mais après la tentative d'assassinat du mois de mai, il va aller plus vite, et plus loin. Avant, je pensais qu'il allait se contenter de transformer le pays en une démocratie illibérale… aujourd’hui, je pense qu'il essaie d'instaurer une forme de dictature. C'est ce qu'indiquent ses projets: restriction au droit de réunion, à l'information... mais aussi, d'ores et déjà, le culte personnel dont il fait l'objet dans son parti.
Que vous dire, à vous les Français, avant vos élections législatives? Mon pays est d’abord préoccupé par sa propre transformation en un État autoritaire. Les élites et les gouvernants regardent la France avec espoir: dirigée par l’extrême droite, elle pourrait devenir un nouvel allié de la Russie, et donc de la Slovaquie, qui n'a aujourd'hui aucun partenaire au sein de l'Union européenne à l'exception de la Hongrie de Viktor Orbán.
Les objectifs et les méthodes de l’extrême droite sont partout les mêmes, seul le décor change. Le territoire de l'actuelle République slovaque était une périphérie arriérée du royaume de Hongrie, qui était lui-même une périphérie arriérée du monde occidental. Le servage y a été aboli en 1785, la servitude en 1848. L'opportunisme lâche du serf est devenu la stratégie de survie de la nation pendant mille ans: ne pas résister au pouvoir, ne pas le combattre. Selon cette logique, mieux vaut être violé que tué. Si nous parvenons à nous convaincre que ce viol est de l'amour, nous conservons notre dignité. Et si le violeur jouit de notre viol, nous lui devenons utiles. Peut-être même qu’il nous nourrira.
L'extrême droite européenne voit dans la Russie son allié naturel, mais c'est une illusion suicidaire. Ses leaders sont fascinés par le régime russe, fondé sur le pouvoir personnel d'un chef qui n'a de comptes à rendre à personne. Ce qu'ils oublient (ou sous-estiment largement), ce sont les ambitions impérialistes du Kremlin [voir le 1er numéro de Kometa]. Lorsque le pouvoir russe dit qu'il veut une frontière naturelle pour son empire qui serait formé par l'océan Atlantique, il est tout à fait sérieux. Dès qu'une opportunité se présentera, il n'hésitera pas à la saisir. Cette fenêtre est en train de s'ouvrir. Si elle parvient à briser l'unité de l'Union européenne et de l'OTAN, la Russie pourrait réussir.
En Slovaquie ou en France, les politiciens d'extrême droite ne sont rien d'autre que les «idiots utiles» du Kremlin: «užitečný idiot» en slovaque. C’est un terme communiste au départ, pour désigner un imbécile qui aide volontairement des intérêts hostiles. Ces mini-Poutine deviendront ses premières victimes. Car ils sont les rivaux naturels du tsar et ont déjà montré leur capacité à s'emparer du pouvoir, à n'importe quel prix. A long terme, ils sont bien plus dangereux pour la Russie que les forces démocratiques, qu'elle considère inoffensives.
La fin de l'Union européenne nous ferait revenir aux intérêts nationaux. Dans le meilleur des cas, cela signifierait un retour aux guerres incessantes. Dans le pire, une paix durable, mais aux conditions de la Rousskiï mir (русский мир), un concept russe qui signifie à la fois la «paix russe» et le «monde russe», définis uniquement par Moscou. Personne en Europe — même les néonazis ! — n'est prêt à vivre selon ces conditions. Avec ou sans les Russes, le succès de l'extrême droite en France et en Allemagne marquerait la fin de huit décennies de paix et de prospérité.
Le cœur est un muscle, peu adapté à la réflexion. Alors, si j’ai un message à vous faire passer, Françaises et Français, avant vos propres élections, ce serait celui-ci: votez avec votre tête, et non avec votre cœur.
Tous les livres d’Arpád Soltész sont publiés en France aux éditions Agullo. Son dernier titre: Colère, traduit du slovaque par Barbora Faure, Agullo, 464 p., 22,50€