Par Léna Mauger, rédactrice en chef de Kometa, à Kyiv et Kherson
Lorsque les alertes aériennes retentissent à Kyiv, c’est-à-dire quasiment toutes les nuits et une ou deux fois par jour, Liana ne bronche pas. Cela fait longtemps qu’elle ne descend plus dans un abri. Elle ne s’éloigne pas non plus des vitres de son appartement, qui pourraient exploser en cas de bombardement. Elle en profite pour faire quelque chose qui lui procure un petit plaisir, comme se mettre du vernis à ongles. «C'est une question de dignité. On se bat, mais on doit aussi continuer à vivre.»
A Kyiv, la guerre est un bruit qu’on ignore pour ne pas sombrer. Si vous buvez un cappuccino dans l’un des nombreux cafés branchés du centre, qui ressemble à un nouveau Berlin, vous ne verrez aucun hipster bouger. Les sirènes retentissent dehors, reprises par les téléphones portables, mais tout le monde continue son repas et sa conversation, comme si rien ne pouvait arriver. Puis certains ouvrent Telegram et, de la même manière qu’ils jetteraient un coup d'œil à la météo, ils suivent la menace en direct.
La vitesse des drones
«Décollage de plusieurs Tupolev Tu-95MS depuis l'aérodrome d'Olenya situé dans la région de Mourmansk dans le nord-est de la Russie»… «Un groupe de drones Shahed (5-7 pièces) a volé à l'est de la région de Kryvyï Rih en direction du nord et du nord-est. Un autre groupe (4-6 pièces) a traversé la région de Zaporijia.»
Les Ukrainiens ont appris à connaître la vitesse de vol d’un Shahed (qu’ils appellent cyclomoteur, à cause du bruit) et la portée d’un missile. Dans la capitale, ils comptent sur le système de défense antiaérien Patriot pour les protéger. Liana dit: «Je n’ai pas plus de chance de mourir écrasée par mon immeuble que de gagner à la tombola».
En allant vers l’Est et le front, on imagine que le danger pousse les habitants à prendre davantage de précautions. Mais la scène se répète, une alarme retentit et la vie suit son cours. Est-ce qu’on s’habitue à la peur? Une famille du Donbass déplacée à Dnipro (passée, donc, d’une maison située à quelques mètres de la ligne de front à une ville «seulement» visée de temps en temps) raconte: «Ici, on élève nos enfants en sécurité». Plus la guerre dure, plus le seuil de tolérance au risque augmente. C’est humain.
Le bruit du frigo
Moi-même, je dois avouer que la première nuit, je suis sortie paniquée en pyjama dans le couloir sans savoir où aller, puis j’ai envoyé des messages à des amis qui, eux, dormaient à poings fermés. «Je suis dans un Airbnb au 7e étage et il n’y a pas d’abri, je fais quoi?» Une heure plus tard, l’un d’eux me répondait enfin: «T’inquiète, c’est seulement des Shahed» (les drones). Une semaine plus tard, c’est moi qui m'extirpe de mon sommeil avec le sentiment d’être dérangée par un bruit: je débranche le frigo et me recouche. A l'aube, j’apprends que la ville a été bombardée…
La différence entre les Ukrainiens et moi, c’est qu’une fois mes reportages terminés, je vais prendre deux trains puis deux avions, 24 heures de voyage pour retrouver mon lit à Marseille. Dans le Donbass, cela fait dix ans que ça tire, deux ans dans tout le reste du pays. Et l’Ukraine a le sentiment qu’on l’a oubliée.