Raïssa a mis les petits plats dans les grands. Sur la table, il y a des carrés de melon et de pastèque, trois saucissons différents et des canapés au fromage fumé. Pour ma part, j’ai apporté du vin rouge ukrainien mi-sec, de la bière et un peu de vodka locale. C’est à la fois nos adieux et une réunion de copropriété: nous attendons, pour commencer le festin, l’arrivée des deux voisines.
Irina, dont l’appartement est imbriqué dans celui qui sera bientôt le mien, termine dans dix minutes son travail à l’échoppe de fruits et de légumes du coin de la rue. Lioudmila, porte de gauche sur le palier et comptable à la retraite, est la probable propriétaire des quatre chiens bruyants de la cour. Elle est en tout cas la seule à les nourrir.
Dans le séjour, au pied de la bibliothèque vitrée, de grands sacs débordent de livres et d’habits. Raïssa a donné l’aquarium et le canapé à une amie. Dès qu’on aura signé la vente de l’appartement, elle se mettra en route, un long voyage en bus qui passe par Minsk, au Belarus, puis Moscou. De là, elle compte prendre un train pour Almaty, au Kazakhstan, où sa fille tient un salon de beauté. Raïssa est un peu inquiète: son passeport ukrainien va lui valoir un interrogatoire serré dans le camp de filtration que les Russes ont installé à la frontière.
Le temps passe. Elle soupire et me tend une assiette. Commençons, les voisines ont presque une heure de retard. Toutes deux ont hésité à accepter l’invitation: Irina parce qu’elle est souvent un peu bourrée, le soir, quand elle rentre du marché, et Lioudmila parce qu’elle craint que je lui parle des chiens qui, hier encore, ont mordu les mollets de l’employé venu rétablir le wifi. Mais enfin, elles ont dit oui.
A la lumière d’une bougie, car l’électricité vient d’être coupée en raison des bombardements russes dans la région, on porte un premier toast, à nos projets. Raïssa va revoir ses petits-enfants après 5 ans de séparation. Sa fille reprend des études pour devenir infirmière et compte sur elle pour tenir la maison. Quant à moi, je compte venir ici une ou deux fois par an, pour travailler et réfléchir.
J’en profite pour la faire parler de sa vie. Elle est née à Mykolaïv d’un père cuisinier à la cantine d’une usine locale de métallurgie et d’une mère employée de cafétéria dans la même usine. Une famille russophone, comme 80% des habitants de la région. Raïssa a commencé à la fin des années 1970 comme cuisinière dans les trains, au sein d’une compagnie d’Etat qui organisait des voyages dans toute l’Union soviétique pour les ouvriers méritants. Les convois étaient immenses, ils comptaient chacun jusqu’à trois wagons restaurants, et faisaient des tours gigantesques, en passant par Samara (Kouïbychev à l’époque soviétique), Ekaterinbourg (Sverdlovsk), Moscou, Saint-Petersbourg (Leningrad), Tallin et retour. C’est dans ces trains qu’elle a rencontré Boris, «un bon mari», insiste-t-elle, né à Vladivostok, qui dirigeait la restauration à bord. A l’effondrement de l’URSS, leur métier les a sauvés. Dans sa petite cuisine de l’autre côté de l’entrée, Raïssa préparait chaque jour une cinquantaine de repas que Boris allait à pied vendre aux fonctionnaires du nouvel Etat ukrainien indépendant, lesquels ne bénéficiaient plus de cantines soviétiques bien organisées.
On entend du bruit chez Irina. Mais pas un bruit de nature à indiquer qu’elle se dirige vers nous. On a déjà frappé à lamporte de Lioudmila, qui semble faire semblant d’être absente. Il fait déjà nuit noire. On leur envoie à chacune un SMS qui se veut cordial et accueillant. Je propose que le deuxième toast soit pour ces deux pièces, où Raïssa s’est installée au début des années 1990 avec sa mère, sa fille, une tante et son mari. La transaction a été compliquée. A l’époque, il n’y avait pas de marché immobilier et aucun logement vacant. Il fallait échanger les appartements, et donc proposer à la personne dont on convoitait les murs un logement de remplacement, lequel devait être négocié dans les mêmes circonstances avec une autre famille. Il arrivait que ces opérations de troc impliquent une chaîne d’une demi-douzaine de parties prenantes et durent des années. Tout compte fait, je m’en sors pas si mal.
Une heure passe. On évoque les obstacles bureaucratiques à l’achat de l’appartement: il me faut trouver une personne de confiance pour signer à ma place, les documents de Raïssa ne seront pas en règle avant mon départ. Les chiens aboient dans la cour, les pneus d’une voiture crissent dans la rue. Raïssa dit qu’une rumeur, dans le quartier, veut que notre maison ait servi de bureau de la Gestapo pendant l’occupation de la ville par les nazis, de 1941 à 1944. Zut, c’est pas glorieux. Et d’ailleurs, le frère aîné de son mari, partisan, membre de la Résistance, a été fusillé par les Allemands en 1942 sur la grand'place de Mykolaïv.
A la bibliothèque municipale, je n’ai rien trouvé sur cette histoire de Gestapo ni sur notre adresse précise. En revanche, deux choses intéressantes sur les environs. D’abord, le parc que l’on aperçoit par la fenêtre s’appelait, à la fin du 19e siècle, «jardin de la sobriété». Il y avait là des attractions gratuites pour les ouvriers qui renonçaient à la boisson, un enjeu crucial pour la productivité des chantiers navals. Quand les bolchéviques sont arrivés au pouvoir, le parc a pris un nom révolutionnaire et la vodka s’est remise à couler à flots dans le quartier.
Et aussi, Lev Davidovitch Bronstein, dit Léon Trotsky, a vécu à 500 mètres de nous. C’était en 1896, il avait 17 ans. Ses parents, de Kherson, l’avaient logé là dans une bonne famille de la rue Potemkine, pour qu’il étudie. Au lieu de cela, il a fugué, découvert le marxisme, distribué ses premiers tracts et mobilisé les ouvriers de Mykolaïv, qui lui ont fait son éducation politique. Il sera arrêté par la police du tsar et connaîtra les sombres cellules de la prison de la ville, avant d’être transféré à Kherson puis Odessa. Tout cela figure dans sa biographie, Ma vie, disponible gratuitement sur le site des archives marxistes.
Le troisième toast est pour la paix. Raïssa soupire. Si vraiment la paix arrive un jour, elle reviendra peut-être du Kazakhstan pour voir ses amies de Mykolaïv. L’heure du couvre-feu approche, il me faut regagner rapidement mon studio, à quelques rues de là. Raïssa me fourgue les restes de saucisse et de fromage dans un sac en plastique. «Tu vois ces Ukrainiennes, dit-elle sur le pas de la porte, en parlant de ses voisines. Elles se croient européennes, elles veulent rejoindre l’Europe, tralala, et quand un Européen vient s’installer sur leur palier, elles se cachent et le prennent pour un espion.»
Fin du récit de Serge Michel. Vous pouvez le retrouver en intégralité ici et sur le site de Kometa