Je suis née à Sofia, j’habite près de Paris, mon accent est parfois mignon, voire trop mignon, on dirait l’accent du Sud (surtout à la prononciation des mots «content», «Pantin», «jambon»). J’ai écrit les livres Les cosmonautes ne font que passer et Odyssée des filles de l’Est (éditions Verticales, 2016 et 2024). J’ai aussi réalisé les films Chaque mur est une porte et Notre endroit silencieux (Les films du bilboquet, 2017 et 2021). J’explore les liens entre le réel et le fantasque, le politique et l’intime, le burlesque et la mélancolie.
Dans cette newsletter, je vous parle de mes souvenirs d’enfance.
Chaque semaine, Kometa donne la parole à ses auteurs et photographes. Aujourd'hui, Elitza Gueorguieva partage son histoire, une citation inspirante et quelques livres à emporter.
Quand j’étais enfant, ma mère avait le don d’ubiquité. Deux fois par mois, elle se dédoublait pour apparaître à la télévision au même moment où elle la regardait à mes côtés. Elle présentait à la Télévision nationale bulgare une émission dédiée à la jeunesse qui s’appelait d’abord Variante M (M comme mladost, «jeunesse» en bulgare), puis Variante 2. C’était en 1989, et soudain «la démocratie a explosé», répétait en boucle ma mère, comme si elle en doutait. Pour la première fois, je voyais des images occidentales, jusque-là inaccessibles, affluer sur le petit écran. Ce sont des extraits de cette émission qui ont inspiré certains passages de mon texte publié dans le nouveau numéro de Kometa.
L’Amérique frénétique
Ainsi, l’Amérique, ça a d’abord été pour moi une ou des images. Des images «clipées» dans des rythmes effrénés, des images qui courent, qui crient, qui chantent. À 8 ans, je vis une Amérique filtrée, flashy et fragmentée. Je scrute çà et là des bribes de gratte-ciels ou de voitures de luxe, j’entends des mots inconnus dans une sonorité si classe, je vois des hommes avec des barbes démesurément longues qui parlent de liberté et des femmes avec des seins énormes qui lèchent des glaces fondant sur elles.
La femme idéale
Au milieu de cela, une image s’imprime plus fortement que les autres. Celle d’une femme, si différente, presque irréelle. Ses cheveux blonds sont lissés dans un brushing parfait, son maquillage est soutenu, elle porte une robe de soirée chic, elle chante aux côtés d’un homme beaucoup plus petit qu’elle, cela a un effet comique. Elle a un sourire incroyable qui laisse apparaître une dentition blanche et régulière. «Sa voix n’est pas très féminine», dit ma mère – ou alors c’est moi qui le pense.
C’est peut-être là que quelque chose s’allume dans mon inconscient, une lueur m’indiquant que l’image de la femme idéale que je regarde est trafiquée. Je le sens mais je ne sais pas l’exprimer, j’ai 8 ans et de toute façon, depuis que la démocratie a explosé, tout est si bizarre. Mais est-ce une femme? Je pose la question à ma mère qui chantonne en yaourt sans rien comprendre de la langue et de ses sous-textes.
L’Amérique, c’est du second degré et c’est du trouble dans le genre avant l’heure. Je n’oublierai jamais ce clip d’Elton John et de RuPaul, qui a entrouvert cette porte minuscule, à peine visible, vers une dimension où d’autres réalités sont possibles. Des vies hors normes, des vies libres.
Retour vers le passé
Trente ans après le clip magique de «Don’t Go Breaking My Heart», je ne sais plus où chercher la liberté. Aux États-Unis, une liste est apparue dans les bibliothèques de certains États, interdisant la diffusion d’ouvrages écrits par des personnes queers. En Bulgarie, le gouvernement vient d’adopter une nouvelle loi dite «d’anti-propagande LGBT» dans les écoles. Après la Russie et la Hongrie, c’est le troisième pays qui vote une telle loi en Europe. À croire que les Bulgares viennent d'apprendre l'existence de nouvelles sexualités qui menaceraient la sexualité «traditionnelle»… Après trente ans de quête de liberté et d’espoir, les personnes LGBTQIA+ se voient réellement menacées par une dérive totalitaire, et mon pays est renvoyé dans le passé.
Une raison d’espérer
De nombreuses associations LGBTQIA+ continuent de militer tous les jours pour les droits des personnes queers. L’artiste Slava Doytcheva présentera une exposition photo au mois de novembre à Sofia. Grâce à l’intelligence artificielle, elle vieillit des couples queers photographiés dans différents endroits de la ville. L’exposition incite à réfléchir sur l’absence presque totale des personnes LGBTQIA+ âgées dans l’espace public en Bulgarie.
Une citation qui m’inspire
J’en reviens à RuPaul, dans sa chanson «Born Naked»:
«We are all born naked and the rest is drag» (qu’on pourrait traduire par «Nous sommes tous nés à poil, et le reste n’est que drag»).
Tous ceux de Zdravka Evtimova, pour leur espièglerie et leur inventivité, et tout simplement pour découvrir l’une des grandes voix de la littérature contemporaine bulgare.
Dans le dernier numéro Kometa, j'évoque le point de bascule que constitue la chute de l’URSS en 1991, comment la Bulgarie se fragmente à ce moment-là. Comment ce pays, parmi les plus à l’est du bloc communiste, se tourne alors vers les États-Unis. Je me souviens du marché aux faux dollars, des Nike contrefaites qui faisaient leur apparition, de nos délires adolescents sur Nirvana. Et aussi de mon grand-père qui vacille. Près de trente-cinq ans plus tard, c’est pourtant l’influence russe qui est la plus forte.
La semaine prochaine, le journaliste polonais Bartosz Wielińskivous parlera d'une vieille lettre retrouvée, de Ronald Reagan et d'une base secrète de la CIA.
A propos de Kometa
Née du choc du retour de la guerre sur le continent européen, Kometa raconte le monde partout où il bascule, de l’intérieur, à travers les regards de celles et ceux qui le vivent. La revue fête sa première année et grandit grâce à vous, en passant de 4 à 6 numéros par an en 2025.
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L'agenda
du 9 au 13 octobre
Kometa aux Rendez-vous de l’histoire, Blois
Le dernier numéro «Qui aime encore les États-Unis?» sera en vente aux Rendez-vous de l'histoire. Un événement dont Kometa est partenaire.
L’ESJ Lille présente le Journalivre, son 1er salon du livre journalisme et média. Haydée Sabéran, rédactrice en chef adjointe de notre revue, participera à la table ronde «Quand le journalisme prend le temps...» avec Marion Pillas, cofondatrice et rédactrice en chef de la Déferlante et Elsa Fayner, rédactrice en chef de la Revue XXI.