Je ne peux pas ne pas penser au Bataclan. Je pense aussi à la fusillade au Pulse à Orlando. Je pense à tous ces meurtres cyniques et cruels.
Depuis vendredi dernier, on me pose cette question: Ça va? Ce n’est pas trop dur de vivre ces événements tragiques loin de Moscou?
Alors, déjà, non, ça ne va pas.
Mais je comprends les bonnes intentions et surtout la légitimité de la question: je suis d’origine russe. Je reste «russe» malgré ma carte d’identité française. Donc, dès qu’on entend que se passent des horreurs dans la ville qui a longtemps été pour moi la meilleure au monde, on m’écrit, on m’appelle.
Et la question ouvre sur toute une série d’autres questions. Des questions auxquelles je n’ai pas de réponse mais qui m’obligent à prendre des anxiolytiques.
Notre douleur est-elle plus grande lorsque le terrorisme frappe notre pays d’origine? Ou cette douleur, celle qui s’accompagne de stupeur, de peur, de crises d’angoisse nocturnes, ne serait-elle pas une douleur universelle, sans frontières? Et puis, comment comparer les douleurs? Exercice de cynisme inconcevable.
Pourtant, j’ai la sensation que notre société nous pousse de plus en plus à faire ce choix, à trouver le moins pire: un mort palestinien ou un israélien? Une victime russe ou ukrainienne? Veuillez cocher la bonne case.
Comme s’il existait des morts plus admissibles que d’autres. Comme s’il existait des morts tolérables. Des morts «moins graves» ou «plus graves».
C’est ça, le plus dur. Pas l’éloignement. Pas la distance. Mais le fait de se dire qu’on vit dans une époque où l’on nous demande de trier les morts par ordre d’importance.
Le monde est devenu un film d’horreur qui a toutes les chances d’être primé dans beaucoup de catégories à la prochaine édition du festival de Gérardmer [consacré au cinéma fantastique et d'horreur].
Aucune mort ne peut être comparée. Aucune mort ne doit être triée.
Chaque victime du terrorisme, quelle que soit sa nationalité ou sa religion, me déchire le cœur. Car nous sommes tous égaux face aux kalachnikovs.
Donc, je pense avoir trouvé ma réponse à la question qui fâche:
Oui, ça va. Je pleure, avec mon verre de rosé à la main, les yeux rivés sur mon téléphone, mais ça va. Je pleure pour ceux qui restent. Je pleure pour ceux dont la vie a été lâchement volée.
Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise?
Le monde glisse dans la nuit. Accrochez-vous à votre réverbère et attendez que le soleil se lève. Un soleil qui se lève, ça peut aussi se regarder en étant immobile, impassible, hébété. En attendant son tour.
L'intégralité du texte de Shikalov est à lire sur notre site.