«T’es cinglé?», «Taré!» «Ça va pas la tête?». A Genève ou à Paris, mes proches et mes amis ont manqué d’enthousiasme lorsque je leur ai annoncé que j’allais acheter un appartement au sud de l’Ukraine, à 67 km du front. J’espérais donc, en arrivant sur place, davantage de compréhension, une certaine reconnaissance pour ma confiance dans l’avenir du pays, voire un accueil en fanfare après avoir dévalé dans un minibus à moitié vide la route menant de l’aéroport de Chisinau, en Moldavie, à Odessa, puis longé la mer Noire entre les champs immenses de tournesols rendus fluorescents par le soleil couchant. L’objectif? Signer l’achat chez le notaire, recruter des ouvriers pour repeindre les murs, faire peut-être un peu de plomberie.
J’ai traversé la cour poursuivi par quatre chiens grondant, les crocs dehors, scandalisés par ma présence. J’ai grimpé l’escalier sombre et frappé à la porte de Raïssa. Cet appartement devrait bientôt être le mien.
Raïssa, c’est la dame âgée que nous avions accueillie à la maison durant deux ans, comme réfugiée, dès le début de la guerre. Cuisinière de cantine scolaire à la retraite, elle a survécu à l’effondrement de l’Union soviétique en vendant du bortch, des varenyky (sorte de raviolis volumineux) et des kotletis (boulettes de viande) aux employés de bureau avec son mari, lequel est mort d’un cancer il y a une quinzaine d’années. Elle était rentrée à Mykolaïv au début de l’été, pour mettre de l’ordre dans ses affaires et préparer la vente. Sur son visage, il y avait le soulagement de me voir bien arrivé, mais aussi une ombre inquiète.
— Je vous ai pris un rendez-vous demain à l’hôpital avec un médecin, a-t-elle commencé.
— Mais.. pourquoi? Je suis en bonne santé!
— On sait jamais, avec le voyage, et peut-être pour la tête…
Raïssa, elle aussi, se demande si je n’ai pas perdu la raison. Mais surtout, elle craint que je change d’avis, si bien que ma découverte de l’appartement est teintée d’un certain embarras.
— La douche ne marche plus, mais ça doit être facile à réparer. Et la fenêtre de la salle de bain, vous demanderez à vos ouvriers de la remettre droite. Mais les plafonds hauts, ça vous plait, non?
En fait de salle de bain, c’est une sorte de prolongement de la cuisine étroite et verdâtre, séparé par une porte qui ne coulisse plus.
J’ai acheté cet appartement sur Google Maps. L’hiver dernier, quand elle était encore chez nous à Genève, Raïssa m’a dit qu’elle devait rentrer d’urgence en Ukraine pour vendre son F2. Son plan, c’était de rejoindre ensuite sa fille et ses petits-enfants au Kazakhstan. L’acheteur était pressé. Sa maison de Kherson avait été détruite par une bombe russe à fragmentation, il avait touché l’allocation de relogement du gouvernement et voulait s’installer rapidement à Mykolaïv, à mi-chemin d’Odessa. C’est plus calme, les missiles russes y sont moins fréquents et la distance permet de continuer d’aller chaque jour à son bureau, à Kherson. Sauf que cela tombait au moment où Raïssa devait renouveler son permis de séjour à la préfecture.
— C’est quoi, l’adresse? je lui ai demandé.
Je ne vais pas l’indiquer ici — mieux vaut protéger mes premiers pas dans l’immobilier des troupes russes, qui cherchent peut-être de nouvelles idées pour ajuster leurs missiles. Mais disons que les images apparues sur mon téléphone étaient charmantes: une alignée de maisons à deux étages construites au milieu du XXe siècle, derrière une rangée de platanes, en bordure d’un parc planté d’une statue d’un grand poète. Le quartier, érigé à l’époque de la Russie impériale, était proche de l’embouchure d’une rivière dans l’estuaire d’un fleuve se jetant, plus bas, dans la mer Noire. L’appartement était au 2e, avec un petit balcon. J’ai demandé le prix. Il était… très modeste.
— Je vous l’achète. On ira signer ensemble cet été, pendant les vacances. Comme ça, vous pouvez renouveler votre permis.
Raïssa était stupéfaite. Elle a tenté de me dissuader en évoquant les chiens insupportables de la voisine et une histoire de pallier partagé avec une autre voisine. Elle a dit qu’elle était très reconnaissante pour notre accueil mais que son appartement n’était pas du tout aussi joli que le nôtre.
— Pas de problème, j’ai dit avec le sourire bête de ceux qui pensent faire le bien. Je ferai des travaux.
Le soir, au dîner, ma femme aussi était stupéfaite.
— Depuis le temps que je te promets une résidence secondaire…, ai-je tenté de me justifier. Bon, c’est pas la Provence mais à tous les coups, ça prendra de la valeur! Un pays qui résiste à l’armée russe, c’est forcément un pays d’avenir, non?
Si au moins j’avais demandé le plan du F2, j’aurais compris que ce n’était pas le pallier qui était partagé, mais bien l’entrée de l’appartement elle-même. En allant du séjour à la cuisine, on croise une certaine Irina, vendeuse de fruits et légumes sur un marché, qui rentre ou qui sort de chez elle. Jusque-là, tout allait bien. La nuit était tombée. J’ai marché jusqu’à l’appartement que j’avais loué pas loin, en attendant de pouvoir intégrer le mien. Je me suis mis au lit avec la ferme intention de lire tous les articles sur Mykolaïv que j’avais mis de côté depuis des mois. Deux minutes plus tard, le courant était coupé. Le temps de chercher ma lampe frontale au fond du sac, des sirènes lugubres se sont mises à hurler et je me suis rendu compte que j’avais oublié de demander à la propriétaire où était l’abri le plus proche.
Le récit de Serge Michel continue jeudi prochain dans votre boîte mail. A suivre, l’épisode 2: «Du bienfait des vacances et des apostilles»