Je suis une journaliste et écrivaine irakienne qui rêve de nager et de faire du vélo. J’avais essayé d’apprendre avant la guerre, en 2003, mais les bombardements ont commencé. Depuis ce jour, à chaque fois que je tente de m’y remettre, une explosion se produit et j’apprends la mort de quelqu’un que je connais. J'ai donc renoncé à cet apprentissage, avec la crainte que si j'essaye de nouveau, la Troisième Guerre mondiale éclate.
Chaque semaine dans cette newsletter, Kometa donne la parole à ses auteurs et photographes. Aujourd'hui, Aya Mansour partage son histoire, une citation inspirante et quelques œuvres à emporter.
On peut me demander quelle est ma relation avec les États-Unis, mais j’ai envie aussi d’interroger la relation que peuvent avoir les États-Unis avec moi, en tant que Irakienne. C’est un pays qui ne me tente pas, je n’ai aucune intention d'y aller. En revanche, ils sont venus chez moi. Avec leur armée, en 2003, ils ont occupé mon pays et bouleversé ma vie.
Un drapeau piétiné par les manifestants
Mes sentiments vis-à-vis de ce pays sont ambivalents. Je n’aurais d’ailleurs jamais imaginé entretenir un lien quelconque avec les États-Unis, compte tenu de l’hostilité extrême que l'ancien régime irakien de Saddam Hussein nourrissait à leur égard. Pour moi, ce n’était qu’un drapeau piétiné par les manifestants, un bout de tissu qui brûlait sous des slogans incompréhensibles comme «Mort à l'Amérique» et d’interminables discours ennuyants qui nous volaient nos précieux moments de visionnage de dessins animés.
Nous n'avions qu'une seule chaîne de télévision et Saddam ne se décidait à prononcer ses discours et ses déclarations qu’à l'heure de Nils Holgersson. Il commençait à parler de l'ennemi américain qui voulait détruire l'Irak, et nous nous endormions avant qu'il ait fini de parler.
Nulle part à l’abri
Ma défiance envers les États-Unis s’est intensifiée quand j’ai appris le «massacre de l'abri d'Al-Amiriyah», le 13 février 1991. Des avions américains avaient pris pour cible un abri civil où les gens se protégeaient des bombardements. Cette attaque, qui a tué des enfants, a contribué au retrait de Saddam Hussein du Koweït. J’ai alors développé une sorte de syndrome: dès que je voyais des enfants dans des films hollywoodiens, je comparais leur âge à celui des victimes de l'abri.
Chaque 13 février, je regardais les photos de ces enfants et je haïssais d'une manière inimaginable leurs assassins. J’en venais même à détester les enfants américains. Mais après 2003, je suis devenue insensible et j’ai commencé à me haïr moi-même. Ce fut de longues années compliquées, et je n'arrive toujours pas à analyser ce qui s'est passé. Je ne comprends toujours pas. Je ne sais toujours pas pourquoi ma vie d’Irakienne a été détruite, alors que de nombreux Américains ne savent toujours rien de notre pays.
Le 11 septembre 2001, l'unique chaîne de télévision de mon pays a diffusé avec joie la nouvelle des attentats du World Trade Center. J'étais assise avec ma famille, regardant la belle présentatrice qui recevait des appels de citoyens la félicitant pour l'événement, avec en arrière-plan l'image des tours en feu. Mes parents étaient furieux. Ils avaient l'impression de vivre parmi des gens qui avaient subi un lavage de cerveau, des personnes heureuses que des civils soient morts simplement parce qu'ils étaient américains. Je me suis demandé pourquoi ceux qui appelaient la présentatrice étaient si contents. Mais je n'ai pu poser la question à ma mère qu'après la chute de Saddam. Tout le monde avait peur de lui, même les murs.
En 2001, j’avais 8 ans, je feuilletais avec mes sœurs un livre de cuisine rempli de photos de chocolats qu’on imaginait déguster mais dont on ignorait le goût. Ma mère ne cessait de répéter: «L'Amérique nous impose des sanctions.» Je ne comprenais pas ce que ça signifiait à l'époque. Je ne pensais qu'au chocolat aromatisé à la banane, que j'ai finalement mangé pour de vrai après 2003.
Cette année-là, le 20 mars, les États-Unis ont envahi mon pays. Avant, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, on brandissait des portraits de Georges W. Bush et de son père qui finissaient toujours par être détériorés. Depuis cette invasion américaine et jusqu’à aujourd’hui, de nombreux cauchemars me hantent où je vois le visage des Bush avec les yeux et la bouche arrachés.
Une phrase qui m'inspire
«La liberté est un lourd fardeau.»
Citation de Margaret Atwood
Dans un pays comme l'Irak, la liberté est difficile, et je parle ici de toutes les formes de liberté. Il ne s'agit pas seulement de l'obtenir, mais aussi de la maintenir.
Ma raison d'espérer
Je suis hélas de celles qui apportent souvent de très mauvaises nouvelles. Mais j'ai foi dans la nouvelle génération. Certains d'entre eux croient et rêvent de vivre et de travailler pour ce pays, alors que nous ne rêvions que de survivre. Ils sont nés des années après la guerre et je pense qu'ils sont bien meilleurs que ma génération et qu'ils ne se fatigueront pas facilement.
Le film que je recommande
Alice au pays des merveilles, bien sûr ! Comme j'aimerais être à sa place ! Mon père nous apportait des CD contenant des films de Disney et Alice est mon préféré. Toute ma vie, je m'en suis servie comme d'une thérapie. [En 2017, l’écrivaine publie en arabe Alice à Baghdad (éditions Farashat For Kids, non traduit). Un livre de jeunesse où l’on suit Alice visitant les différents quartiers et monuments de Bagdad.]
Le livre que je recommande
Le livre d’un auteur irakien que je ne peux que conseiller est Mémoires d'un chien irakien d'Abdul Hadi Sadoun [Memorias de un perro iraquí, éditions Calambur Narrativa,non traduit en français]. Le narrateur est un chien qui nous raconte, de son point de vue, les événements survenus en Irak avant et après 2003.
Dans l’article que j’ai écrit dans le Kometa n°4, j'essaie de me remémorer vingt ans de ma vie comme s'il s'agissait d'un film muet – un film dans lequel il m’était impossible de comprendre ce qui se passait. En vingt ans, je n'ai vu que des actes brutaux et violents, et j’en suis restée sans voix. Pendant des années, j'ai cherché quelqu'un capable de m’expliquer la situation, même quelque chose de difficile à entendre, comme l'idée que la guerre ne finirait jamais.
La semaine prochaine, l'écrivaine et réalisatrice bulgare Elitza Gueorguievavous parlera des États-Unis, d'Elton John et d'«anti-propagandeLGBT»...
A propos de Kometa
Née du choc du retour de la guerre sur le continent européen, Kometa raconte le monde partout où il bascule, de l’intérieur, à travers les regards de celles et ceux qui le vivent. La revue fête sa première année et grandit grâce à vous, en passant de 4 à 6 numéros par an en 2025.
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L'agenda
du 4 au 6 octobre
Kometa à Saint-Dié-des-Vosges
Le dernier numéro «Qui aime encore les États-Unis?» sera en vente au Festival international de géographie. Un événement dont Kometa est partenaire.
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