« Je vous écris de », une rubrique originale proposée par Kometa
Il n’y a pas seulement le discours des experts pour comprendre le monde qui nous entoure: il y a aussi la parole des individus. Chacun de nos numéros débute avec des voix d’écrivains et d’acteurs de la société civile qui nous parlent en direct et «de l’intérieur», depuis des points du globe que rien ne relie, si ce n'est la volonté de témoigner.
Pour la sortie de notre cinquième numéro, «Rire pour résister», Kometa s’est associé avec l’ONG Reporters sans frontières pour donner la voix à des journalistes menacés dans leur pays, parfois forcés de le fuir, et qui ont le courage de se battre et de vaincre leurs peurs pour continuer à nous informer.
La rédactrice en chef de Kometa, Léna Mauger, et la directrice éditoriale de RSF, Anne Bocandé, nous parlent des témoignages poignants de la rubrique « Je vous écris de … ».
Dans ce 5e numéro de Kometa, deux journalistes, Naama al-Alwani et Asal Abasian, nous écrivent depuis Homs et Téhéran. Tous deux sont membres de Voix en exil, un programme de soutien à des journalistes réfugiés auquel s'est associé RSF.
Sous la pression du Hezbollah, la journaliste syrienne Naama al-Alwani a fui le Liban où elle s’était réfugiée après huit mois dans les prisons du régime de Bachar al-Assad. Après avoir obtenu une licence de cinéma en France, elle a participé à plusieurs courts métrages et prépare un documentaire.
Je vous écris de Homs
Il est 16h35, je suis assise dans un petit jardin du 13e arrondissement de Paris. (...) Mes écouteurs diffusent la musique de Sabah Fakhri (1933-2021), reconnu en Syrie comme un grand chanteur classique oriental, et soudain je me retrouve à errer dans mes pensées et à marcher dans les rues de ma ville, Homs.
Cordon ombilical
«Je suis de là-bas. Je suis d’ici / Et je ne suis ni là-bas, ni ici. / J’ai deux noms qui se rencontrent et se séparent / Deux langues, mais j’ai oublié laquelle était celle de mes rêves», écrivait le poète palestinien Mahmoud Darwich. Chaque fois que je lis ces vers, je trouve qu’ils reflètent parfaitement mon état. Chaque jour, je vis avec cette dualité complexe : je suis syro-libanaise et je vis en France. (...) Les conflits dont j’ai été témoin dans mon pays, les guerres en cours me donnent l’impression d’être toujours liée à cette terre. Je ne peux pas m’en détacher.
C’est comme si j’y étais reliée par un cordon ombilical impossible à couper, comme un enfant qui dépend toujours de sa mère. Je lis les nouvelles, j’écris des articles, je parle politique, je participe à des manifestations, je brandis des pancartes « Liberté pour la Syrie », j’arbore le keffieh palestinien. Où suis-je ? Ici ou toujours là-bas, avec ma famille et mes proches ?
Au son des obus israéliens
Je suis envahie par la nostalgie. Elle me poursuit. Ici, j’ai créé un espace à moi, un coin qui rappelle un peu ce que j’avais autrefois. Dans mon petit appartement, un chat espiègle, venu du Liban, partage ma solitude. J’ai placé des photos d’enfance sur mon bureau et j’ai accroché des photos de mes frères et soeurs aux murs. Quand je me regarde dans le miroir, je vois aussi une image de ma maison en Syrie, avant qu’elle ne soit détruite par les milices d’Assad. (...)
Je me cherche. Je ne suis plus vraiment sûre de ma capacité à transmettre les nouvelles comme je le faisais ces dernières années. J’écris des articles sur la question syrienne et les droits des femmes, j’essaie de documenter la situation des réfugiés à travers l’objectif de ma caméra. (...)
Mon frère vit à Beyrouth. Nous vivons avec lui chaque instant, au son des obus israéliens. Il nous raconte comment, chaque jour, il voit des gens qui ont fui la Syrie pour se réfugier à Beyrouth et qui sont contraints une fois de plus de quitter leurs maisons. (...) Mon seul souhait est que ceux qui ont souffert de la guerre en Syrie trouvent enfin un refuge sûr où ils puissent se reposer, ne serait-ce qu’un instant.
Activiste féministe queer et journaliste, écrivant notamment pour le journal réformateur Shargh, Asal Abasian a fui l’Iran en octobre 2021 après des menaces des gardiens de la révolution islamique. « Iel » travaille désormais pour divers médias en exil et la BBC en persan, et a contribué à l’ouvrage Des Iraniennes : Femme, Vie, Liberté (Éditions des femmes, 2024).
Je vous écris de Téhéran
De nulle part à ailleurs, ou comment on devient rebelle. Je vous écris d’un lieu loin de ma première maison à Téhéran, et plus proche que jamais de son essence. L’exil a redéfini mon parcours, mais n’a pas altéré le matériau dont je suis fait·e. Mon identité reste tissée des souvenirs de Téhéran, où chaque fil de mémoire est une ancre et une boussole.
En tant que journaliste et féministe queer, rester en Iran aurait voulu dire choisir le silence plutôt que la survie, vivre dans l’ombre plutôt que dans la vérité. Aimer sans me cacher, écrire en toute liberté, les deux auraient pu me conduire en prison.
Le poids de la terre
Ici, à Paris, je suis libre de parler, d’exister, d’être moi, mais je ne suis pas libre de l’Iran. Chaque mot que j’écris porte le poids de cette terre, lourde d’histoires que l’exil ne peut effacer. (...) L’exil est devenu le porte-voix de mon histoire.
J’écris pour « celleux » dont les voix sont étouffées, là-bas, debout dans le silence, porteurs et porteuses de leurs vérités. Par mes mots, je m’efforce de faire avancer les batailles et les rêves de ces voix restées au pays.
Quête de justice et d'égalité
Je suis un réceptacle pour les vérités laissées derrière moi, je raconte les rêves volés, je suis le témoin des vies que ma patrie a tenté d’éteindre, l’histoire de Sarina Esmailzadeh, une adolescente battue à mort par le régime, qui rêvait de connaître la liberté et le bien-être dans son pays. Celle de Sara Hamdani, une femme lesbienne qui a failli être exécutée à cause de son orientation sexuelle. (...)
Être journaliste féministe en Iran est bien plus qu’une carrière ; c’est une rébellion. (...) Je viens d’un pays au courage exceptionnel. La mort de Mahsa Jina Amini a déclenché le mouvement « Femme, Vie, Liberté », un appel à la dignité qui résonne dans le coeur de millions de gens. Son héritage se perpétue, allumant le feu de la résistance qui alimente ma quête de justice et d’égalité. (...)
Tant que j’aurai des mots, je les utiliserai, et tant qu’il y aura des histoires à raconter, je leur donnerai une voix.
Retrouvez l’ensemble des «Je vous écris de» dans le numéro 5 de Kometa, « Rire pour résister ».
A propos de Kometa
Née du choc du retour de la guerre sur le continent européen, Kometa raconte le monde partout où il bascule, de l’intérieur, à travers les regards de celles et ceux qui le vivent. La revue fête sa première année et grandit grâce à vous, en passant de 4 à 6 numéros par an en 2025.
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L'agenda
Jeudi 6 février et vendredi 7 février
Deux conférences de Timothy Snyder
Le 6 février 2025, Timothy Snyder, historien spécialiste de l'Europe centrale, donnera une conférence à l'Inalco sur l'histoire de l'Ukraine, en abordant sa place dans les récits mondiaux et les enjeux contemporains de l'écriture historique en temps de guerre. La discussion, suivie d'une séance de dédicace, sera animée par Étienne Boisserie et Iryna Dmytrychyn. Le 7 février Timothy Snyder donnera une grande conférence à La Sorbonne (18h-20h, Salle Louis Liard) suivie d'une discussion avec Volodymyr Yermolenko, animée par Sylvie Kauffmann. L'occasion d'aborder les enjeux actuels de l'Ukraine.
À l'occasion de la sortie de son livre Radio Vladimir, Filipp Dzyadko et la politiste Anna Colin Lebedev exploreront les mutations de la société russe et les formes de résistance face au pouvoir, une discussion animée par Léna Mauger à l'EHESS/Cercec.
RADIO VLADIMIR. Faire entendre les voix russes de la dissidence. À l’occasion de la publication du livre Radio Vladimir de Filipp Dzyadko, la revue Kometa, les éditions Stock et Reporters sans frontières font entendre les voix de trois dissidents russes en exil : Filipp Dzyadko, Dmitry Velikovsky et Daniil Beilinson, rassemblés le temps d’une soirée animée par Cécile Vaissié, professeure des universités en études russes, soviétiques et post-soviétiques à l’université Rennes-II.