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Bonjour, c’est Hala Mohammad.

Je suis une poétesse syrienne. J’ai publié huit recueils de poésie en arabe et deux en français, Prête-moi une fenêtre et Les hirondelles se sont envolées avant nous, aux Éditions Bruno Doucey. Dans cette newsletter je vous parle de la Syrie depuis Paris. J’ai quitté mon pays il y a douze ans. Quand je suis arrivée en France, j’ai cherché à louer un petit appartement avec de grandes fenêtres pour que la lumière de Syrie, si elle voulait me rendre visite, puisse me trouver. Les Syriens aiment beaucoup les fenêtres. Dans le train, quand les Européens sortent un livre, les Syriens regardent par la vitre pour contempler leur vie qui court à travers. Quand tu ne peux plus rentrer dans ton pays, ton pays franchit les frontières pour se poser chez toi. Avec le café du matin. Tu n’es jamais seule. Il t’apporte les nouvelles, les parfums. Les souvenirs de l’enfance aussi.


Mon article dans Kometa  

Dans le premier numéro de Kometa (automne 2023), depuis mon deuxième pays la France, je vous écrivais de la Syrie qui est dans mon cœur. Je vous écrivais d’Alep bombardé par les avions russes et les barils d’Assad. Mais si je savais d’où je vous écrivais, je ne savais pas au nom de qui. Des morts sous la torture ? Des centaines de milliers de prisonniers qui ont chanté la liberté dans nos rues, comme pendant le soulèvement pacifique de la jeunesse syrienne en 2011? Des treize millions de déplacés ? L’absence de réaction occidentale, notamment quand le tyran a gazé son peuple, a trahi le courage des Syriens sur le chemin de la justice. Et a donné les mains libres au dictateur russe. Mais nous Syriens nous sommes réjouis de la solidarité de l’Ouest avec l’Ukraine au moment de son invasion. Car nous oserons toujours le rêve, et nous ne regretterons jamais la dignité.

Ce 8 décembre, en Syrie 

Alep (Syrie), 19 mars 2023. À la recherche de survivants après une attaque aérienne de régime sur le quartier Al-Sukri aux mains des rebelles. © Moises Saman/Magnum Photos

J’ai écrit ce texte à Paris la nuit où est tombé un tyran.

Amis et amies de tous ces pays où nous, Syriens, nous sommes posés comme des oiseaux migrateurs, j’ai le bonheur de partager la nouvelle de la chute d’un dictateur parmi les plus barbares. Bachar Al-Assad est tombé le dimanche 8 décembre. Espérons que les bébés nés ce jour-là auront une vie pleine de rire et d’amour.

Ce 8 décembre, entre 4 et 7 heures du matin, je veille, avec mes pensées, mon espoir, mes peurs. Accompagnée par l’écriture de ce texte, quelques échanges avec les amis et la famille pour patienter devant mon écran jusqu’au lever du jour.

À Alep, les rebelles ont fait tomber les statues des Assad, faisant la joie de la population. Notamment sur une place celle, gigantesque, de Bassel Al-Assad, le frère aîné de Bachar, qui aurait dû succéder à son père mais qui est mort dans un accident de voiture en 1994. Bassel était champion d’équitation. La statue le représentait en cavalier, son cheval cabré semblant s’élancer pour franchir un obstacle. Les rebelles ont fait chuter le cavalier, mais épargné le cheval, laissé seul et libre sur son grand piédestal. Les rebelles crient «طب طب باسل طب ، راحْ» («Tob tob Bassel tib, raah»), « Il est tombé, Bassel est tombé, il tombe, il est par terre».

La dictature durait depuis 55 ans

Sur les réseaux sociaux, je vois toutes ces statues qui tombent, des hommes jeunes en liesse traînant un bronze gigantesque du dictateur, d’autres debout sur des pick-up, kalachnikov à la main. J’entends par les infos qui viennent de Syrie, par la télé, les Syriennes et Syriens sur place, que les rebelles ont traversé le pays depuis Alep en respectant la vie de la population civile. En déclarant vouloir aussi respecter cette diversité de religions qui existe en Syrie. C’est précieux pour nous, espérons que ça va continuer comme ça. Espérons ! J’écris quelques posts sur Facebook, pour tester mes mots sur un demain sans dictature. Pour supplier ce demain-là de venir. La Syrie a besoin de respirer, de se réveiller du coma. Rien n’est sûr pour l’après. Les libérateurs disent refuser la violence.

J’ai quitté la Syrie il y a douze ans pour fuir la guerre et la répression qui a suivi la révolution pacifique des Syriens déclenchée en mars 2011. La dictature durait depuis 55 ans. D’abord le père, Hafez, puis le fils, Bachar. Par moments, l’oubli dominait, pour que la mémoire puisse se reposer. Le souvenir de notre lutte pour libérer la Syrie devenait lointain, éjecté de l’histoire. Le tyran, par sa lâcheté politique, sa corruption, a fait venir à partir de 2012 toutes sortes d’occupations en Syrie, des djihadistes aux Américains. Grâce à ces alliés russe et iranien, il était parvenu à rester au pouvoir. Je me disais, on a perdu. Mais la révolution pacifique était là, dans le cœur, elle ne nous a jamais quittés. Dans les prisons, il y a toujours eu des oiseaux libres.

Le tyran était sanguinaire. Ses alliés l'étaient aussi. Nous, nous avions le cœur et les rêves remplis de chansons, de poésie et d’histoires, nous avions nos noms, nous avions avec nous les peuples du monde solidaires. En face, ils avaient les avions de chasse, les chars, les barils de poudre et les pauvres soldats sacrifiés pour faire la guerre.

Les villes tombent l’une après l’autre

8 décembre, 4h30 du matin. Les révolutionnaires armés venus de Homs sont entrés Damas. Un moment calme, une brise d’espoir me traverse, comme si la guerre avait cessé dans le monde. J’écoute très bas une chanson de Fairouz: «Elle a frappé sur ma poitrine, elle m’a dit ouvre! Pour voir si mon cœur est toujours à sa place à côté de ton cœur.» Poutine, les ayatollahs iraniens, tous ceux qui sèment les guerres, étaient les alliés du régime syrien. Le silence de l’Occident aussi, et puis la fameuse ligne rouge d’Obama contre l’usage des armes chimiques, promesse qu’il n’a pas tenue, a permis tout ce qui est venu ensuite.

Les Syriens ont documenté par tous les moyens, artistiques, civiques, leur volonté d’une Syrie libre et démocratique pour toutes et tous dans une mosaïque d’ethnies et de religions, si riche, si belle.

Ce 8 décembre, sur mon écran, Alep, Hama, Homs, Salamieh, sont libérés par les forces de Hayat Tahrir al-Cham, ce groupe de rebelles syriens, tendance islamiste, ancienne branche d’Al-Qaïda en Syrie, dirigé par Al-Joulani et composé de plusieurs factions militaires opposées au régime, dont l’Armée syrienne libre.

Les villes tombent l’une après l’autre. Au sud, Deraa, le berceau de la révolution pacifique de 2011, s’enflamme petit à petit. C’est la ville de l’une des icônes de notre révolte, Hamza Al-Khatib, un de ces écoliers qui ont écrit des graffitis sur les murs de leur école, «C’est bientôt ton tour, docteur.» Le «docteur» c’est Bachar qui a fait des études de médecine. Arrêté par les services secrets d’Assad, Hamza, 13 ans, est mort sous la torture. Son corps avait été rendu aux siens, le sexe mutilé. À la télé officielle, un médecin légiste, lui aussi officiel, avait déclaré que Hamza était un terroriste. Dans plusieurs villes les gens étaient sortis dans les rues pour protester contre ce crime. Assad, lui, avait fait sortir les chars.

Le régime mis à nu

La nuit se termine, les révolutionnaires armés entrent dans Damas. Je suis étonnée de la vitesse avec laquelle ils libèrent chaque ville où ils passent. Le régime et ses alliés sont effacés de la scène. Sans ces alliés, le régime est nu, vêtu de ses seuls crimes contre l’humanité. Devant mon écran, j’ai la main sur le cœur. Pourvu qu’il n’y ait pas de sang.

Le drapeau de la révolution syrienne pacifique de 2011 est le seul brandi. C’est encourageant. Cette armée, ce sont les enfants de la Syrie. Je crains l’espoir, mais je n’ai pas le choix. Espérer devient un engagement éthique, philosophique, existentiel. Alors je prie le monde, que cette nouvelle armée puisse ne pas décevoir la soif des Syriens pour la liberté, la citoyenneté égalitaire, la démocratie ! Que le pouvoir international ne pousse pas vers une voie sans autre issue qu’une nouvelle guerre.

C’est l’aube. Damas est libéré. Bachar a fui le pays comme un petit lâche. Il a fui. Sur ses comptes en banque, ceux de son frère Maher et de ses proches, la fortune volée à la Syrie depuis plus d'un demi-siècle. J’ai regardé Facebook, X, la télé. C’est un miracle ! La dictature est tombée. Je lis et relis cette phrase. La belle énergie, la bienveillance sont revenues, et avec elles beaucoup de vigilance. Les gens pleurent et rient. Les prisonniers sont libérés, laissant entrevoir le plus barbare qu’on puisse faire subir à des êtres humains.

Je me dis, heureusement j’ai vécu pour voir ce moment. Je pense à tous les absents, l’avocate Razan Zaitouneh, le tailleur Ghiyath Matar, le réalisateur Bassel Shehadeh. À ceux emprisonnés par Daech qui ont disparu. Le père Paolo Dall’Oglio et tant d’autres. Je pense au «Mandela syrien» Riad al-Turk, mort en exil en France. À tous les Syriens qui attendent le retour de leurs proches. On balance entre soulagement et deuil.

Photo issue du projet documentaire «Sous le soleil» du photographe syrien Mohammed Nammoor, qui documente la vie des enfants des rues de Damas. © Mohammed Nammoor

La date qui m’a marquée

En l’an 2000, le philosophe syrien Antoun Maqdisi (1914-2005) – alors directeur des publications et des traduction au sein du ministère de la Culture – a adressé via le journal panarabe Al-Hayat publié à Beyrouth une lettre ouverte à  Bachar Al-Assad, qui venait de prendre le pouvoir après le décès de son père, Hafez. Une lettre intitulée: «De sujet à citoyen», dont je traduis quelques extraits:

«Dans votre allocution, vous avez parlé de donner la priorité à l'État et non plus aux dirigeants. Voilà qui est prometteur. Le commencement d’un long chemin qui va nous amener petit à petit du régime des clans à un pays où il y a la loi, la meilleure manière d’entrer dans le XXIe siècle. 

Car nous en avons assez, Monsieur, des belles paroles qui se revendiquent des intérêts ou de la volonté du peuple. Car cela fait bien longtemps que le peuple est absent ou paralysé, à répéter des slogans humiliants lors de manifestations pro-régime ou à travailler jour et nuit pour gagner son pain.

Ce dont le peuple a aujourd’hui besoin, c’est d’abord de reprendre confiance en lui-même et en son gouvernement, pour qu’ils ne fassent plus qu’un. Ce n’est pas simple, peut-être que cela va prendre des années, mais c’est ainsi que nous irons vers la citoyenneté. Que nous passerons de sujet à citoyen.

Je vous souhaite, Monsieur, bonne chance sur cette route.»

Le lendemain de la publication de cette lettre, le journal est censuré en Syrie et le philosophe est licencié de son poste au ministère. Dans son testament, il a demandé qu’aucune personnalité politique appartenant au pouvoir ne se rende à ses funérailles. C’est lui qui avait publié mon premier recueil de poésie, en 1994, L’âme n'a pas de mémoire.


Une raison d’espérer

Impossible de résister, traverser la vie, ces guerres, cette injustice, sans croire à l’espoir. C’est une lanterne intérieure qui guide les mots vers le sens, et le sens vers la vérité et la vérité vers l’avenir et l’avenir est dans le cœur qui bat. Tout ça en un seul mot: l’amour.


Le film que je recommande

Eau argentée, d'Ossama Mohammed.
Ce film documentaire poétique et puissant touche les frontières de la fiction. Un dialogue entre un cinéaste syrien exilé en France et une jeune kurde syrienne restée au pays. Elle devient ses yeux pour filmer la révolution de 2011, de l’intérieur. Un hommage aux cinéastes amateurs de cette révolte pacifique qui ont documenté la répression et, pour certains, sont tombés sous les balles. Un cinéma rare.


Un livre à offrir

Éloge de la haine (Actes Sud, 2011) de Khaled Khalifé. Un récit profondément humain et audacieux sur la jeunesse syrienne des années 1980, prise en tenaille entre l’islamisme radical et le despotisme militaire. Khaled, un ami si proche et un brillant romancier, nous a quittés cette année.


Une citation qui m’inspire

Issue du recueil de poésie de Mohammed al-Magouth, La joie n’est pas mon métier (éd. La Différence, 2013), traduit par Abdellatif Laâbi.

«Mes larmes sont bleues / Tant j’ai regardé le ciel et pleuré / Mes larmes sont jaunes / Tant j’ai regardé des épis d’or et pleuré / Que les chefs partent à la guerre / Les amants aux forêts / Les savants aux laboratoires / Quant à moi / Je vais chercher un chapelet et une chaise ancienne / Pour redevenir tel que j’étais / Vieux chambellan à la porte de la tristesse / Puisque tous les livres, les constitutions et les religions / Assurent que je ne mourrai / Qu’affamé ou prisonnier.»

La poésie d’al-Maghout est rurale, puissante, satirique et pleine d’amour. Son écriture est si sauvage, si libre, comme les prairies des roses. 


Un lieu qui m'inspire

La tombe de ma mère, sous un olivier, à Lattaquié. Je ne lui ai pas rendu visite depuis douze ans. Les roses, je les dépose ici sur la tombe d’une autre mère, au cimetière du Montparnasse. Et elles poussent là-bas!



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