«Comment vit-on la hausse du prix du concombre dans les provinces russes? Je cherche la réponse sur Twitter (je n’arrive pas encore à dire X, le nouveau nom du réseau). J’ai d’autres questions, plus fondamentales, comme celle-ci, qui est ma véritable obsession personnelle: pourquoi ce peuple russe dont je suis issu est-il parfaitement serein à l'idée d'aller détruire son voisin, alors qu'il a lui-même des territoires en abondance?
Twitter, ça me permet d’entrer dans l’intimité des gens. Pas les journalistes, pas les blogueurs, pas les intellos. Non! Les gens des provinces. C'est le sujet de mon dernier livre. Deux femmes — l'une assistante maternelle à Nijni Novgorod, l'autre contrôleuse dans un tramway à Perm. L'une patriote pro-Poutine, l'autre qui développe, au fil des mois, un ressentiment contre la guerre. L'une est divorcée deux fois, l'autre n’a eu que de brèves relations.
Le terreau de la vie
Je passe beaucoup de temps à lire leurs tweets, entre 5 et 15 par jour chacune. Leur but? Faire des rencontres. Elles essaient de draguer, on les drague. En Russie, Twitter est synonyme d'élite, car il faut un VPN pour se connecter. Il faut être débrouillard, ne pas avoir froid aux yeux. Des qualités que recherchent ces deux femmes.
J'aime lire. J'aime lire tout: les étiquettes dans les magasins, les notices de médicaments, les publicités, etc. Pour moi, la matière littéraire ne s'arrête pas au roman, elle touche tout ce qui est mot, tout ce qui est écrit. Quand des gens très simples comme mes deux femmes le pratiquent au quotidien, cela m'intéresse encore plus. Elles n'ont pas vocation à écrire comme Oscar Wilde. La langue des gens est au-delà du passionnant, c'est le terreau de la vie. Sur les réseaux sociaux aujourd'hui, on accède à l'intimité des gens, alors que la vie quotidienne des Russes ordinaires n'intéresse personne, pas même les opposants russes.
La radieuse Russie du futur
On commence seulement maintenant (enfin!) à comprendre la gravité du truc: ce n'est pas Poutine le problème ! C'est capital. Les mères pleurent à chaudes larmes quand on leur ramène un cercueil avec dedans leur enfant tué au combat, mais cela ne les dérangerait pas d'en envoyer un deuxième au front si on leur demandait (c'est le sujet de mon article dans le premier numéro de Kometa). Les soldats russes ne se plaignent pas parce qu’ils ne veulent pas faire la guerre, mais parce qu’ils sont sous-équipés… Les gens qui se sont enfuis de Russie ne sont pas forcément anti-Poutine, certains ne voulaient tout simplement pas mourir en Ukraine. Il faut le comprendre et le raconter. Car c'est avec ces gens-là, ceux qui resteront, qu'il faudra reconstruire le pays une fois que la guerre sera finie.
Vous connaissez l'expression "la radieuse Russie du futur"? C'est d’Alexei Navalny, pour décrire la Russie d’après, quand il n'y aura plus Poutine. Dans cette radieuse Russie du futur, il y aura un Etat de droit, il sera interdit de torturer les prisonniers, etc. Une liste longue comme le bras. Mais aujourd'hui, cette radieuse Russie du futur, personne n'en veut, en Russie.»
Iegor Gran