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La semaine dernière, Kometa vous parlait des écrivains ukrainiens qui refusent d’être publiés aux côtés de Russes, et des questions que cela soulève lors de la fabrication d’une revue.

Cette semaine, Kometa partage ses premiers échanges épistolaires. Un genre qui nous tient à cœur, parce qu’il raconte nos vies, à plusieurs voix, au-delà des frontières qui nous divisent.

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#1. Blandine Rinkel et Luba Yakymtchouk

Blandine Rinkel et Luba Yakymtchouk | © Capucine de Chocqueuse, CC by SA Dirk Skiba.

Blandine Rinkel, née en 1991, est une journaliste, musicienne et écrivaine française. Luba Yakymtchouk, née en 1985, est une poétesse ukrainienne.

L’une vit à Paris, l’autre à Kyiv. L’une n’a jamais connu la guerre, l’autre a vu des Russes s’installer dans sa maison dès 2014. Kometa leur a proposé d’entamer une correspondance.


«Savons-nous encore que nous allons mourir?»

Chère Luba,

J’ai lu votre texte saisissant, sur les pommiers sous les missiles russes («Un soldat russe dort dans ma maison», récit à paraître dans le Kometa 1, NDLR). Vous y racontez que, comme votre père avant vous, vous avez désormais accepté votre mortalité.

Depuis, je pense à la mienne et m’interroge : est-ce que je le sais, que je vais mourir?

Je n’en suis pas si sûre.

Nous avons, vu de loin, quelques points de ressemblance. Une approche similaire de la langue et du regard. Un goût pour les images tranchantes. Peut-être un certain sens du tragique.

Seulement la guerre m’est étrangère.

Une différence massive. Une distance inabrogeable.

Je sais si peu de la mort.

Autour de moi, tout est calme, mon thé refroidit, c’est la nuit et mon chien dort. Il ronfle sans rien en savoir, et son innocence m’apaise. J’entends parfois des cris par la fenêtre. Une femme ivre, un homme qui donne des coups de poings contre un mur, des gens qui n’arrivent plus à se débrouiller avec la vie. Ça hurle beaucoup, à Paris, mais personne ne s’en inquiète. Ici, la violence est latente. Dans les tunnels, sous les ponts et les parkings. Tout bruisse mais rien n’explose. Les corps se jaugent sans se confronter. Ou si rarement. Et je crois que beaucoup d’entre nous, dans cette atmosphère ouatée, s’éteignent. Doucement. Savons-nous encore que nous allons mourir?

Est-ce que votre corps a changé ces dernières années? Est-ce que votre timbre de voix a chuté, a grimpé, est-ce que vos muscles se sont affermis, relâchés? Y a-t-il de nouvelles rides sur votre visage? Et est-ce qu’au cœur de tout ça, vous riez?

J’ai rencontré, récemment, une femme qui m’a dit qu’elle ne riait plus. Il ne lui est pourtant rien arrivé : pas de décès abrupt, aucun missile sur ses pommiers. Elle a juste atteint les 40 ans, dans la capitale française, et perdu le sens du rire. Bien sûr, elle sourit, elle a de l’esprit. Mais elle ne s’abandonne plus. Elle ne laisse plus aucun gloussement dévaler son corps par surprise. Elle les retient. En haut de la pente, elle contrôle sa vie.

À l’inverse, Nasstasja Martin, une anthropologue française qui s’est fait dévorer une partie du visage par un ours dans les montagnes du Kamtchatka, me racontait que son rire s’est libéré quand elle a frôlé la mort. Traverser cette épreuve l’a changée. Elle me racontait aussi combien, pour les minorités autochtones de la Russie orientale qui sont retournées vivre en forêt à la fin des années 90, l’humour rythme le quotidien. L’humour, qui rappelle combien tout est relatif. Combien nos respirations sont fragiles. Combien nous tremblons.

Est-ce que cela vous parle? Est-ce que vous riez?

Dans l’attente et l’espoir de vous lire,

Blandine

Le 21 mai 2023.


«Un livre peut-il sauver quelqu’un?»

Chère Blandine,

Je vous remercie pour votre lettre touchante. Je suis désolée de ne pas vous avoir répondu tout de suite. Dans une telle situation, il est difficile de faire quoi que ce soit, surtout d'écrire. J'ai l'impression de me noyer dans le chagrin.

Les Russes ont fait sauter le barrage-réservoir de Kakhovka dans le sud occupé de l'Ukraine. Des dizaines d'agglomérations sont inondées. Certaines villes sont à plus de dix mètres sous l'eau, les gens et les animaux se noient. Une maison flotte sur la rivière Dnipro, emportée par l'eau, qui se jette dans la mer Noire. Des corps d’animaux et un canapé aussi flottent. Des cygnes du zoo nagent au-dessus du centre de Nova Kakhovka. Les oiseaux aquatiques ont pu se sauver en nageant, mais tous les autres animaux se sont noyés parce que les autorités d'occupation n'ont pas autorisé l'évacuation des animaux, ni même l'ouverture de leurs cages, puisqu'elles n'évacuent pas non plus les personnes.

L'aide n'est acheminée que dans les territoires contrôlés par les autorités ukrainiennes. Des centaines de volontaires, dont certains de mes amis et connaissances, y compris des journalistes et des écrivains, se sont rendus dans le sud du pays pour secourir les gens. Le 6 juin, jour de la catastrophe, ils sont partis de Kyiv et d'autres villes. Ce sont des gens qui n'ont jamais navigué sur des bateaux gonflables entre les toits des maisons, ni secouru des personnes du haut d'un immeuble. Ce ne sont pas des sauveteurs, mais il n'y a pas assez de sauveteurs professionnels pour une telle catastrophe, alors ce sont les gens ordinaires et les militaires qui s'en chargent.

Les Ukrainiens sauvent non seulement des personnes, mais aussi des animaux. Ils sortent les chiens et les chats de l'eau. Ils sauvent des poulets. Même un mulot qui s’était réfugié dans un buisson a été sauvé par quelqu'un. Moi je ne peux même pas sauver une souris, car je suis actuellement en tournée littéraire en France pour présenter mon livre. Un livre peut-il sauver quelqu’un ?

Vous savez, avant la catastrophe, les soldats russes avaient confisqué les bateaux des habitants, si bien que les personnes qui ne se sont pas noyées dans le déluge d’eau et de boue ne peuvent se déplacer. Elles s'assoient sur les toits et attendent d'être secourues. La Croix-Rouge internationale n'apporte aucune aide. L'ONU a célébré la journée de la langue russe le jour de la catastrophe (tellement cynique) et n'a pas dit un mot sur l'Ukraine ce jour-là.

L'ampleur de la catastrophe dépasse l'entendement. Il est donc peut-être plus facile de la rejeter, de l'ignorer. Mais elle pourrait être encore plus grande et toucher tout le monde en Europe, car la centrale nucléaire de Zaporijjia est maintenant menacée. Elle est contrôlée par les Russes et il n'y a pas assez d'eau pour refroidir les réacteurs après l'explosion du barrage.

Vous me demandez si je ris. Oui, je ris beaucoup. Le rire, comme le fait de montrer les dents, est une agression. Il suffit de regarder mon chien ou mon chat lorsqu'il baille et pose sa patte sur moi. C'est notre réussite évolutive. La nôtre, c'est-à-dire celle des mammifères.

Les Ukrainiens rient face à la mort qui, pour nous, est aujourd'hui personnifiée par les Russes. Tant ceux qui donnent l'ordre de détruire l'Ukraine que ceux qui ont élu et réélu le gouvernement. Il s'agit également de ceux qui paient des impôts en Russie, qui nous envoient des missiles ou qui font de la désinformation ou de la propagande en Europe. Ce sont aussi les ingénieurs informatiques russes qui calculent la trajectoire des missiles et des drones tueurs qui frappent nos maisons, nos universités, nos musées, nos écoles, nos jardins d'enfants et nos zoos, et qui détruisent notre infrastructure électrique.

En automne et en hiver, nous n'avions que quelques heures d'électricité par jour parce que les missiles de croisière et balistiques russes et les drones iraniens détruisaient nos stations électriques, et nous avons dit : "Il vaut mieux passer l'hiver sans électricité que de vivre avec les Russes toute sa vie". Nous avons ri et partagé des dizaines de mèmes. Notre gouvernement rit avec nous, du Président au ministère de la Défense. C'est notre façon de surmonter le chagrin des victimes. C'est notre façon de sortir de ce chagrin. Ce rire est différent. Parfois, c'est de l'humour noir. Mais à chaque fois, il apporte un soulagement, après quoi la vie continue.

Il y a quelques mois, mon mari et moi regardions un film à la maison (ce qui était inimaginable il y a un an, car maintenant nous nous sommes adaptés aux hostilités) et il y a eu un moment absurde. Je ne me souviens plus de ce que c'était, mais j'ai ri pendant dix minutes.

Le rire accompagne la mort. Mes amis m'ont raconté l'histoire d'une veuve qui dansait à l'enterrement de son mari. Ses amis dansaient aussi et disaient : « Va te faire foutre, la mort », « Va te faire foutre, la mort ». Pouvez-vous imaginer quelque chose comme cela en France ? Je pense que la capacité à rire dans différentes situations nous maintient en vie.

Oui, j'ai aussi un chien, Blandine, et trois chats. Ce chien est un réfugié de Donetsk en 2014, lorsque la Russie a envahi l'Ukraine pour la première fois. Mon chien aboie au son des roquettes sur Kyiv, qu'il entend manifestement mieux que moi. Il demande à sortir pour attraper cet ennemi de métal. Les animaux sont très vulnérables en temps de guerre. L'histoire des humains est au moins écrite par des humains, et nous pouvons espérer une certaine justice à l'avenir. Mais personne n'écrit l'histoire des animaux tués dans les guerres et les écocides, mangés par les Russes dans les zoos, ou noyés.

Vous m'interrogez sur mon corps. Oui, bien sûr, il change. Avec l'invasion à grande échelle, j'ai arrêté de courir tous les matins, comme je le faisais auparavant. Il y avait des batailles à 20 kilomètres de ma maison, et je pouvais entendre des tirs de mitrailleuses dans les rues voisines, c'était donc dangereux. Des cheveux gris sont apparus dans ma chevelure, ils sont maintenant visibles. Mais j'essaie de reprendre une activité physique, car dans ces moments-là, il faut être fort. Nous savons ce que nous voulons et nous devons travailler pour gagner.

Vous n'imaginez pas à quel point je suis heureuse que la guerre vous soit étrangère. Qu'il en reste ainsi. Je vous souhaite sincèrement de ne pas avoir conscience de votre mortalité et de vivre immortellement. Il y a quelque chose d'enfantin dans cette perception. Une fois qu'on l'a perdue, on ne peut plus revenir en arrière.

Je vous embrasse,

Luba Yakymtchouk

Le 9 juin 2023


Luba Yakymtchouk,

Je suis née en 1985 dans la région de Luhansk et je vis actuellement à Kyiv, en Ukraine. J'ai écrit plusieurs livres, dont le recueil de poèmes Les Abricots du Donbas, qui met en lumière les expériences vécues par les habitants des régions déchirées par la guerre. Publié en France en 2023, il a été classé par le magazine Forbes parmi les 10 meilleurs livres sur le conflit en Ukraine. Mes œuvres ont été traduites dans plus de 20 langues. 

Blandine Rinkel,

Je suis née en 1991 à Rezé. Après des études de sciences-sociales et de littérature, j'imagine des textes pour la radio et la presse. J'ai publié trois romans remarqués: L'abandon des prétentions (ed. Fayard 2017, Prix Découverte de Monaco, finaliste Goncourt du premier roman); Le nom secret des choses (ibid, 2019); Vers la violence (ibid, 2022, Prix Méduse).

A propos de Kometa

À l’origine de Kometa, une envie: comprendre le monde en allant voir là où il bouge. On ironise parfois sur ces Américains qui ne savent pas placer Paris ou Bruxelles sur une carte d’Europe, mais l’invasion russe de l'Ukraine a révélé notre méconnaissance d’une partie entière de notre continent.

Tous les trois mois dans une belle revue papier de 208 pages, chaque semaine dans ses newsletters et tous les jours sur son site, Kometa propose des grands récits littéraires, des photos d’auteurs et des débats d'idées pour saisir ce que nous n’avons pas vu se lever à l’Est. En révéler la richesse, les talents et l’incroyable complexité.

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