Cher Emmanuel,
Merci pour ta lettre, pour ta visite en Ukraine, pour ton passage chez nous. Nous aimons ce genre de déjeuners avec des amis et des connaissances. Et bien que nous ayons surtout parlé de la guerre, les invités et les conversations m’ont rappelé la période d'avant-guerre, quand nous avions tous plus de temps et un plus grand sens du bonheur (je vais revenir sur ce point).
Aujourd'hui, il y a eu un terrible orage. Je ne pense pas avoir jamais entendu un tel sifflement du vent, vu de tels torrents d'eau, un tel concert éblouissant venant du ciel, une telle frénésie météorologique. Notre fille, Dieu merci, dormait, sinon elle aurait probablement été effrayée.
Petro et moi avons écouté l'orage en silence. Mais nous pensions probablement à la même chose. Comme tous ceux qui ont vécu cet orage pensaient à la même chose.
Un tel déchaînement des éléments crée une peur primale qui vous fait fuir, vous cacher; ce n'est que par un sursaut de volonté que vous vous retenez, parce que vous savez qu’en vrai, il n’y a pas de danger: les murs et le toit sont solides, la maison est équipée d'un paratonnerre. Donc il ne faut pas avoir peur. Ce n’est pas l’orage qui est effrayant, mais ce qu’il nous rappelle. Du moins, ce qu’il rappelle à celles et à ceux qui vivent une guerre à grande échelle, comme celle déclenchée par la Russie en Ukraine.
Un orage se produit une fois par mois mais les raids aériens, c’est toutes les nuits. Plus précisément, toutes les nuits à Kyiv mais dans le sud et l'est de notre pays, c’est tout le temps, jour et nuit.
Pendant les alertes aux raids aériens, Petro et moi sortons du lit, prenons notre fille endormie dans nos bras et allons dans la salle de bain, car c'est la seule pièce où la règle des «deux murs» fonctionne. Notre enfant dort alors sur un matelas posé sur le lave-linge.
Cette nuit, lors de ce terrible orage, elle a dormi dans son berceau.
Je sais à quoi cela ressemble vu de l'étranger: c'est effrayant, il y a des explosions – comment font-ils pour vivre ainsi tout le temps? Il fut un temps où nous aurions eu la même impression. Mais le psychisme s'adapte. Et nous essayons même de nous sentir heureux.
J'essaie d'attraper ces moments de bonheur, de ne pas me laisser distraire par les réseaux sociaux ou les nouvelles, mais simplement d'exister dans ces moments, d'en être consciente du mieux que je peux, et donc de les vivre aussi pleinement que possible.
Le bonheur est dans le retour de mon mari du service, dans le rire de ma fille, dans le goût des cerises, dans la fraîcheur du matin lorsque nous nous promenons avec Vladyslava sous les arbres, à l'ombre. Le bonheur est dans les livres, qui sont pour moi des sources de révélations. Il est dans les voyages, lorsque nous quittons Kyiv (ce n'est possible qu'une fois tous les deux mois, lorsque mon mari est en permission et qu'il n'est pas trop fatigué). Il est dans les marches en forêt, lorsque Petro et moi nous arrêtons sous un chêne et nous serrons dans les bras pendant que notre fille dort à côté de nous.
Et lorsque je me sens heureuse et bien dans ma peau, je me rends compte que des milliers de personnes courent dans des tranchées, avec des obus au-dessus de leur tête, et que des milliers de personnes meurent pour que moi et des personnes comme moi puissions être heureuses et bien dans leur peau.
Et si nos soldats ne résistaient pas dans leurs tranchées et ne mouraient pas, je serais soit à l'étranger, où je pourrais à peine me sentir à l'aise, ou alors je ne serais plus en vie. Après tout, les Russes avaient des listes de personnes à exécuter lorsqu'ils ont envahi l'Ukraine en février 2022, avec l'intention de s'emparer de tout le pays. Les écrivains figuraient sur ces listes.
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[Chère lectrice, cher lecteur. Pour que vous puissiez arriver au bout de cette newsletter, un long passage de la réponse d'Anastasia Levkova a été publié à part, dans la version complète de cet échange épistolaire, que vous trouverez ici. Tout sera plus simple à la rentrée quand la revue Kometa sera en librairie et que notre site complet sera en ligne! Suite de la lettre:]
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Presque tous les jours, je tombe sur des avis de décès sur Facebook. Des soldats tués, des amis de mes amis. Et avant-hier, j'ai vu une autre nécrologie. Le soldat Dmytro Rybakov. J'ai immédiatement fondu en larmes. J'ai pleuré sans pouvoir m'arrêter. Peut-être parce que son œil fendu, son regard, son sourire, sont si semblables à ceux de mon mari? On s'accroche comme ça, on essaie de puiser le bonheur partout où c'est possible, et puis on voit des yeux intelligents, un regard bienveillant, un sourire sincère sur une photo, on lit ce que ses amis disent de lui, qu'il est très intelligent, que dans la vie civile il était un excellent chef cuisinier ou un spécialiste en informatique, ou autre.
Je me souviens d'un billet de notre écrivain Artem Tchekh, qui est dans l'armée depuis 2015. Il faisait référence à Oleksandr Mykhed, un autre auteur également dans l'armée. Oleksandr a dit un jour que l'essentiel pour notre littérature était que les écrivains ne meurent pas. Artem ajoute: «Et pour notre médecine, il est important que les médecins ne meurent pas. Et que les restaurateurs ne meurent pas. Et que les programmeurs vivent. Et que les directeurs reviennent tous [du front] pour s’asseoir à nouveau à leur bureau et appeler leurs clients.»
Parce qu'on a besoin de tout le monde, on a de la peine pour tout le monde.
On regarde les yeux intelligents, le regard bienveillant, le sourire sincère sur la photo, et on pense à cette phrase répétée des milliers de fois: chez nous, les Ukrainiens, ceux qui vont à la guerre et y meurent sont les meilleurs d’entre nous. Chez les Russes, ce sont les pires (prisonniers, alcooliques, drogués, etc.).
Pourquoi?
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Je me souviens que ta compagne a subi une opération. Comment va-t-elle? Comment allez-vous tous les deux?
Je vous souhaite un bon et heureux mois d'août. Ne laissez pas l'été s'enfuir avant d'avoir goûté à ses délices.
Amicalement,
Nastia
Kyiv, le 14 juillet 2023