Avec sa robe courte évasée, ses cheveux roux tirés en arrière et ses petits bras qui agitent les documents que je lui ai apportés, Daria ressemble à une gentille sorcière. Mais ce matin, dans son bureau décoré d’une quinzaine de diplômes de notaire, elle fait la grimace.
— Vous avez la traduction officielle et certifiée des autres pages du passeport?
— Mais elles sont vides! dis-je.
— Ce n’est pas comme ça qu’on fait en Ukraine. Et pour l’original de votre certificat de mariage, où sont les apostilles?
— Sur la traduction officielle, certifiée par le notaire.
— Ce n’est pas conforme.
— On ne pourrait pas s’arranger, vous et moi?
— Oh, vous n’avez pas de chance. Mes collègues, je ne sais pas mais moi, j’ai des principes. Pas de bakchich. Je ne peux rien faire, vos documents ne sont pas en règle.
Pour acheter un appartement à Mykolaïv, il faut non seulement une lampe frontale (voir épisode précédent) mais aussi des apostilles. Beaucoup d’apostilles. J’avoue avoir traversé plus d’un demi-siècle sur Terre sans appréhender l’existence ni la nécessité des apostilles.
Selon le dictionnaire, il s’agit d’une certification émanant d'une autorité pour des documents destinés à être produits à l’étranger. Les échanges sur WhatsApp avec Daria avant le voyage mentionnaient bien les apostilles et de fait, j’en ai un certain nombre. Mais pas assez.
— Et puis sur la reliure des documents en français et en ukrainien, il manque un tampon, enfonce Daria.
Je ne suis pas le seul désespéré dans ce bureau à la chaleur étouffante – la climatisation devrait se remettre en route au retour de l’électricité, prévu dans quinze minutes selon le planning envoyé le matin par les autorités sur un canal Telegram. Les documents de Raïssa pour vendre son appartement ne sont pas en règle non plus, si bien qu’elle se lamente, tout en utilisant son dossier plastifié comme éventail. Daria la regarde, contrite. D’abord, quand le cadastre soviétique manuscrit est devenu, après l’indépendance du pays en 1991, un cadastre ukrainien informatisé, ils ont oublié le balcon. Lequel est donc considéré comme illégal.
A Mykolaïv, deux ans, quatre mois et trois semaines après le début de l’invasion russe, la légalisation d’un balcon nécessite de passer par trois administrations différentes, dont une partie des fonctionnaires est actuellement en vacances.
Au début, j’ai été interloqué par l’idée que les habitants d’un pays en guerre puissent prendre des vacances. De tous les obstacles à mon projet immobilier auxquels je m’étais préparé, celui-là était absent. Les Finlandais allaient-ils au ski pendant la Guerre d’hiver? Imagine-t-on Jean Moulin à Saint-Tropez? Daria elle-même part à la fin de la semaine dans un chalet qu’elle loue dans les Carpates; vu tout ce qui manque au dossier, il faudra probablement finir le travail avec une autre notaire. Bon, le plus dur, ça doit être de rentrer. Dans le minibus qui m’a conduit de Moldavie en Ukraine, il y avait une petite famille qui rentrait, détendue, d’une semaine en Turquie. Une autre passagère, une jeune femme blonde, réceptionniste dans un hôtel à Dubaï de son état, revenait, elle, passer des vacances avec sa famille à Kryvyï Rih, ville qui venait d’être la cible de missiles russes ayant fait 10 morts et 31 blessés – on était le lendemain d’attaques russes massives ayant notamment visé un hôpital pour enfants à Kyiv. «Il fait vraiment trop chaud dans le Golfe à cette période», m'expliqua-t-elle.
Après tout, les vacances sont un droit, que les Ukrainiens revendiquent au même titre qu’ils considèrent avoir le droit d’être considérés comme nous, pleinement européens. Et ne sont-elles pas davantage nécessaires pour des gens qui vivent sous les bombes, avec d’incessantes coupures d’eau et d’électricité, et pour ces enfants, qui font d’horribles cauchemars et qui n’ont classe que par visio, depuis plus de deux ans?
Pour la notaire, l'autre problème, c’est que l’appartement de Raïssa et celui de la vendeuse de légumes, imbriqué dans le sien, portent le même numéro. Elle pose le dossier sur la table, attrape un Kleenex pour éponger la racine de ses cheveux blancs coupés courts et tente de se justifier:
— On voulait régler cette histoire de numéro avec mon mari. Mais il est tombé malade, puis il est mort, puis il y a eu le Covid, et puis la guerre.
Raïssa s’exprime en russe, comme la plupart des personnes âgées de cette ville. «C’est notre langue, pourquoi on nous interdit de la parler? On ne peut plus vivre, dans ce pays», me disait-elle en Suisse tout en reconnaissant que depuis l’invasion russe, on pouvait aussi y mourir. Daria, la quarantaine, lui répond en ukrainien.
— Pour la nouvelle numérotation, vous devez aller à la mairie, puis au département de l’architecture et enfin à l’office des géomètres municipaux pour qu’ils aillent faire le relevé de l’appartement, dit-elle.
Nous sortons du bureau de la notaire penauds et transpirants – l’électricité n’est pas revenue à l’heure dite.
— Profitez des prochains jours pour visiter notre ville, a dit Daria pour me consoler. Nous avons un très joli musée de la marine. Allez aussi à l’administration fiscale pour obtenir un numéro de contribuable. Ce sera nécessaire. Mais dépêchez-vous. Dans leur quartier, l’électricité s’arrête dans une heure.
Le récit de Serge Michel est à lire chaque semaine dans la newsletter de Kometa. A suivre jeudi prochain: l'épisode 3, «La cité du vide»