Pas d’actualité directe dans Kometa, mais la narration du monde par des écrivains, des photographes et des dissidents.
Ce jeudi matin, nous avons reçu un message émouvant du prisonnier politique russe Alexeï Gorinov. Vous le trouverez ci-dessous. Nous avons déjà publié en décembre son récit de détention.
La photo de la semaine vous embarque de l’autre côté du rideau de la guerre: celui des salons feutrés de l’armement.
Sans oublier la recommandation culturelle de Kometa: une jeune kirghize se bat pour survivre dans un Moscou corrompu.
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Les précédentes éditions sont ici. N'hésitez pas à partager!
Ma prison, la mésange et ce cher Navalny
Chers amis!
Il y a une semaine, je suis rentré de l'hôpital de l’IK-2, la colonie pénitentiaire de Pokrov. Je poursuis maintenant ma correction [dans ma cellule]. Malheureusement, je n'ai pas pu répondre à tous les courriels que j'ai reçus. Il m'est désormais impossible de le faire, sauf si vous me les renvoyiez par courrier postal (adresse à disposition des lectrices et lecteurs de Kometa, nous écrire ici par email). Me souvenant du temps passé à l'hôpital, qui a coïncidé avec la mort d'Alexeï Navalny le 16 février, je vais vous raconter une histoire intéressante.
La veille, une mésange s’est présentée à la fenêtre de ma chambre d'hôpital, qui est toujours entrouverte. Elle est d'abord restée longtemps sur le bord, à scruter l'intérieur de la chambre, où j’étais seul. Puis elle est entrée, en ayant aucunement peur de moi. Elle a fait le tour de la salle, a sautillé sur le sol, a grimpé derrière le radiateur et s'est assoupie. Il me restait des graines, des noix, des bonbons au soja, de la chapelure. J’ai dû partager. Je lui ai versé de l'eau dans un bouchon de bouteille de yaourt. Elle a passé toute la journée avec moi, s'envolant parfois un moment pour faire ce qu'elle avait à faire, je l'ai vue voltiger dans la cour de l'hôpital.
Elle s'est envolée pour la nuit, mais le lendemain, à 8 heures, elle m'a de nouveau annoncé son arrivée en gazouillant. Le rebord de la fenêtre était déjà couvert de friandises pour elle. Cela a duré exactement deux semaines, jusqu'au jour où l’on a dit au revoir à Navalny [son enterrement, le 1er mars].
J'ai appelé la mésange Drema (somnolence), parce qu'elle aimait faire la sieste pendant la journée sur le rebord de la fenêtre ou derrière le radiateur.
Le 29 février, elle est restée longtemps avec moi. Il faisait déjà nuit et Drema s'est endormie sur le rebord de la fenêtre. Je me suis approché, je l'ai caressée. Elle s'est réveillée, a sautillé un peu et s'est envolée par la fenêtre.
Le 1er mars, la mésange n'est pas revenue. Je ne l'ai jamais revue, je ne sais pas pourquoi. Peut-être [sa présence] était-elle une façon de me permettre de dire adieu à Alexeï. Que son souvenir soit béni!
Votre Alexeï Gorinov
Pourquoi Alexeï Gorinov est-il emprisonné?
En mars 2022, l'avocat et élu municipal de Moscou, a été le premier Russe condamné à une peine de prison pour s'être opposé à l'invasion de l'Ukraine et avoir prononcé le mot «guerre». Auprès du journaliste en exil Filipp Dyzadko, Alexeï Gorinov a raconté ses conditions d'incarcération et la répression politique en Russie. Ses lettres sont à retrouver sur notre site.
Au début de l’invasion russe de l’Ukraine, Nikita Teryoshin avait posté sur Instagram une image de son passeport en feu. En légende: «Not in my name». Aujourd’hui installé à Berlin, il ne peut désormais retourner dans son pays d’origine.
Entre 2016 et 2023, le photographe russe immortalise les coulisses de la guerre à travers le monde, comme ici à Pretoria en Afrique du Sud. Ces salons d’armements sont «tout le contraire d'un champ de bataille» explique-t-il, mais «un terrain de jeu surdimensionné pour adultes avec du vin, des amuse-gueules et des armes brillantes [...] Bazookas et mitrailleuses sont branchés sur des écrans plats et la guerre se déroule dans un environnement artificiel devant une tribune remplie d'invités de haut rang, de ministres, de chefs d'État, de généraux et de commerçants».
Ses images ne montrent jamais les visages des marchands et de leurs clients. Tout est dans le symbolisme: son travail ne cherche pas à désigner la responsabilité des individus, mais à révéler la face cachée d’une industrie systémique mondialisée.
Son projet Nothing Personal - The Back Office of War, a remporté en 2020 le prix World Press Photo dans la catégorie «Questions contemporaines». Et en janvier 2024, Nikita Teryoshin en a fait l’objet de son premier livre (GOST Books).
Cette photographie est à retrouver dans «Liaisons dangereuses», le 2e numéro de Kometa toujours en librairie.
Notre responsable des partenariats, Alice Deasy, vous fait découvrir le film «Ayka» de Sergueï Dvortsevoï.
La tragique héroïne du film, Ayka, immigrée kirghize à Moscou, incarne le visage des milliers de migrants centre-asiatiques qui rejoignent la Russie dans la quête d’une vie meilleure. Au début du film, Ayka abandonne dans une maternité moscovite son nouveau-né issu d’un viol. Le spectateur suit alors son errance à travers les rues enneigées de la ville à la recherche d’un emploi qui lui permettra de payer les créditeurs à ses trousses. Douleur d’une mère, violence, désespoir, précarité extrême…
Samal Yeslyamova, l'actrice qui tient le rôle principal d'Ayka, obtient le prix d'interprétation féminine à Cannes en 2018. À travers son personnage, le réalisateur russo-kazakh Sergey Dvortsevoy témoigne de la brutalité d’une Russie qui méprise ses voisins d’Asie centrale. Suite à l’attentat terroriste du Crocus City Hall à Moscou, les violences à l’encontre des personnes originaires d'Asie centrale se multiplient.
Hier soir à Paris, Kometa organisait à la Maison de la Poésie la rencontre «Un minibus en Ukraine». Après avoir voyagé ensemble, l’écrivain Emmanuel Carrère, les chercheurs Tetyana Ogarkova et Volodymyr Yermolenko et le reporter David Rieff ont raconté leur road-trip, fait une lecture de leurs textes et de poèmes ukrainiens et ont débattu avec Léna Mauger. La salle était pleine, merci!
À lire ce week-end
«Pardonner les vivants». En 1943, en Volhynie et en Galicie, dans l’est de la Pologne occupée, 100 000 civils sont massacrés par des nationalistes ukrainiens. Des Polonais protègent leurs voisins, au péril de leur vie. En leur nom, descendants des victimes et survivants ont pardonné et accueillent chez eux des réfugiés ukrainiens. L’écrivain polonais Witold Szabłowski les a rencontrés. Un récit à lire en français et/ou en polonais.
Comment nourrir un dictateur. Dans son nouveau livre en librairie le 11 avril (traduit par Véronique Patte, éditions Noir sur Blanc), Witold Szabłowski raconte les règnes de dictateurs à travers le regard de leur cuisinier. Il recueille le témoignage de «Monsieur K.», qui accompagna le dictateur albanais Enver Hodja.
A propos de Kometa
À l’origine de Kometa, une envie: comprendre le monde en allant voir là où il bouge. On ironise parfois sur ces Américains qui ne savent pas placer Paris ou Bruxelles sur une carte d’Europe, mais l’invasion russe de l'Ukraine a révélé notre méconnaissance d’une partie entière de notre continent.
Tous les trois mois dans une belle revue papier de 208 pages, chaque semaine dans ses newsletters et tous les jours sur son site, Kometa propose des grands récits littéraires, des photos d’auteurs et des débats d'idées pour saisir ce que nous n’avons pas vu se lever à l’Est. En révéler la richesse, les talents et l’incroyable complexité.
L'agenda
Aujourd'hui, 18h30
RENCONTRE KOMETA À L’HÔTEL 71 D’ARTY FARTY, LYON
Léna Mauger est la visiteuse du jeudi de la Public Factory de Sciences Po Lyon.
On peut aussi vous dire que Kometa participera au festival Oh les beaux jours!, notamment pour une rencontre avec l’écrivaine Elitza Gueorguieva et l’écrivain Sergueï Shikalov, animée par Pierre Benetti. Programme précis à venir.