Je suis écrivain ukrainien, j’aime la grande randonnée et la photographie de rue. Ces derniers temps, pratiquer ces deux activités est devenu impossible. Je me bats contre l'invasion russe de l'Ukraine afin que la grande randonnée et la photographie de rue puissent de nouveau être pratiquées.
J'ai écrit cinq romans de genres différents, incluant le réalisme social et la fiction spéculative, ainsi que quelques courts ouvrages non-romanesques. Mon dernier essai, Les gens ordinaires ne portent pas de mitraillettes (Bayard, 2024), à propos des gens qui se battent contre l’occupant russe, a été publié en français avant de l'être en ukrainien.
Dans cette newsletter, je vous parle des États-Unis depuis l'Ukraine.
Aussi au sommaire de cette newsletter:
Imaginez. Vous entrez dans la vie des écrivains en lisant leur courrier. C’est ce que propose Kometa dans chaque numéro de sa revue papier. En partenariat avec les Correspondances de Manosque (25-29 septembre), rencontrez la romancièreHélène Gaudy et l’écrivain hongrois György Dragomán .
Chaque semaine dans cette newsletter, Kometa donne la parole à ses auteurs et photographes. Aujourd'hui, Artem Chapeye partage un souvenir marquant, une date à ne pas oublier, une citation inspirante et un film à découvrir.
Comment les États-Unis «d’en bas» ont fait de moi un écrivain
Ironiquement, ce sont en partie les États-Unis qui ont fait de moi un écrivain ukrainien. Lorsque j’étais jeune adulte, Sur la route de Jack Kerouac m’a tellement influencé que j'ai décidé de partir voyager aux États-Unis. Bien sûr, venant d'Ukraine, j'avais encore moins d'argent que le jeune Kerouac et, au lieu de voyager avec ma propre voiture, j'ai dû faire de l'auto-stop. Malheureusement, cela n’a pas été si simple et j’ai compris que les États-Unis n’étaient pas la terre d’accueil que j’imaginais.
Ni chiens ni auto-stoppeurs
Dans plusieurs stations-service, j'ai vu des panneaux indiquant «No dogs or hitch-hikers inside» (pas de chiens ni d'auto-stoppeurs à l'intérieur). Des panneaux comme «We watch out for each other in this neighbourhood» (Nous veillons les uns sur les autres dans ce quartier), avec un œil énorme, semblaient me viser. Plus d'une fois, un shérif m'a arrêté en disant que les gens les avaient appelés pour signaler une «personne suspecte» qui, m'a-t-on dit une fois, «arrêtait les voitures et demandait de l'argent» (ce que je n'ai jamais fait, bien sûr). Une nuit, des flics m’ont frapper alors que je dormais dans une tente avec un ami américain. «Cassez-vous», nous ont-ils dit. Mais, probablement parce que nous étions blancs, tout s’est bien terminé.
L’Amérique «d’en bas»
C’est intéressant, pour un jeune homme de 24 ans, de voir l'Amérique «d'en bas», très différente des images hollywoodiennes. Nous sommes en 2006 et George Bush Junior est au pouvoir, on sent la polarisation de la société. Je suis à la Nouvelle-Orléans, juste après le passage de l'ouragan Katrina, il est alors très facile de trouver du travail. Il suffit de se promener parmi les maisons détruites du quartier de Ninth Ward, à majorité noire, pour que les gens nous interpellent depuis leur jardin ou leur toit. Me voici couvreur avec Barry, afro-américain et charpentier expérimenté.
Au début, beaucoup d'étudiants blancs de la classe moyenne travaillent bénévolement pour l’organisation «Common Ground», créée par deux anciens membres des Black Panthers. Un an et demi plus tard, nous ne sommes plus que deux Blancs dans tout le Ninth Ward. L'autre est réputé être un junkie, ce à quoi il ressemble aussi…
«Tu seras le premier embauché parce que tu es blanc»
Lorsque Barry n’a pas de missions pour moi, je me rends sur les parkings des hypermarchés Home Depot et Lowe. Là, je cherche du travail à la journée avec des personnes originaires du Honduras et du Guatemala pour la plupart, que l'on appelle les «Mexicains». Les vrais Mexicains nous semblent être une aristocratie ouvrière. Ils ont leurs propres équipes et outils. Ils facturent au projet, tandis que nous (les sans-papiers) comptons sur un travail «à l'heure» au salaire minimum. Même si je suis le moins qualifié, de nombreux Honduriens et Guatémaltèques me prennent dans leurs équipes: «Tu seras le premier à être embauché parce que tu es blanc». C'est triste, mais c’est souvent vrai.
Mes coéquipiers honduriens et guatémaltèques effectuent le travail de main d’œuvre qualifiée, moi j'apporte des planches, des plaques de plâtre et des bardeaux de toiture. J'enseigne à l'un de mes plus proches compagnons, Elvin, originaire du Salvador, quelques rudiments d'anglais, principalement des chiffres. Je lui apprends aussi à utiliser Internet. Ce villageois d'une région montagneuse est stupéfait d’écrire un mail que ses proches reçoivent immédiatement. Et mieux encore, de recevoir des photos de sa famille. Elvin rayonne. Il doit tout de même téléphoner à sa fille pour lui demander d'épeler son adresse mail.
La guerre des discriminés
Après plusieurs mois, certaines choses me surprennent. En bien comme en mal… En mal d’abord, la façon dont les Noirs précaires semblent importunés par les «Mexicains». Jusque-là, je pensais (naïvement peut-être) que les personnes défavorisées se sentaient concernées les unes par les autres.
Une autre chose me fait réfléchir: le fait qu'après deux séjours dans le pays, je ne connaisse toujours pas un seul partisan de Bush. Je me retrouve dans un milieu de démocrates et de gauchistes, avec donc peu de chances de parler à des conservateurs. Cette division existait déjà à l’époque. En 2007, certains parlent de boycotter les prochaines élections ou de voter pour le parti Vert. Vers la fin de mon séjour, j'entends pour la première fois le nom d'Obama.
L’hospitalité d’une «capitale du meurtre»
Pour le côté positif: beaucoup de gens me signalent que la Nouvelle-Orléans est «la capitale du meurtre aux États-Unis» et que le fait de vivre dans un quartier «entièrement noir» peut me valoir quelques ennuis. Une seule fois, au tout début, j'ai eu peur, pendant quelques secondes. En parlant trop vite, j'utilise le mot negro à l'intention d'un passant du quartier. Dans la seconde, tout le monde s’enflamme, jusqu'à ce que je réussisse à faire comprendre que je suis étranger, et que c’est le terme que l’on m’a enseigné à l'école. Alors, ils m’expliquent le poids de ce mot et me prennent dans leurs bras. Bref, la «capitale du meurtre» ne m’a jamais semblé dangereuse.
Je trouve cette bienveillance aussi chez Barry et sa femme Gloria, qui commencent à me traiter comme un fils. Je leur rappelle sûrement leur propre enfant, du même âge que le mien et mobilisé en Irak (guerre contre laquelle je suis allé manifester lors de mon séjour). Au moment de mon départ, ils m'offrent un sac rempli de cadeaux.
Un hôtel miteux pour écrire
Pendant ce séjour de six mois, je ne gagne pas un dollar de plus que ce dont j’ai besoin pour survivre. Mon but est d'acquérir de l'expérience. Et de l'expérience, j'en ai eu. Lors de ma dernière semaine à Los Angeles, dans un hôtel miteux où j’attends mon vol de retour, je commence à écrire mon premier livre (Loin d’ici, près de nullepart). Je raconte mon aventure: se rendre aux États-Unis et en Amérique latine sans le sou et en revenir après presque deux ans également sans le sou. J'écris un quart de la première version de ce livre dans ce motel bon marché. Le livre fait un carton en Ukraine et c'est ainsi que les États-Unis «d'en bas» ont fait de moi l’écrivain ukrainien que je suis devenu.
À l'époque, comme la plupart des militants de gauche, je considère les États-Unis comme la principale et unique puissance impérialiste. Je suis même allé de la Nouvelle-Orléans à Washington DC pour protester contre la guerre en Irak.
Les États-Unis ont fait plus que leur part d'impérialisme, c’est indéniable. Ce que je trouve extrêmement stupide aujourd'hui, après avoir vécu et combattu activement contre l'impérialisme russe, c'est la façon dont certains membres de la gauche occidentale utilisent la logique primitive de «la Russie est contre les États-Unis et nous sommes aussi opposés aux États-Unis. Nous soutenons donc la Russie, ou au moins, nous nous opposons à l'armement de l'Ukraine». La logique de «l'ennemi de mon ennemi est mon ami» est en fait traditionnellement de droite. Eh bien, mon texte dans Kometa porte sur cela, les États-Unis, l'Ukraine et la gauche occidentale (y compris américaine).
La date qui m'a marqué
On l’oublie souvent ou beaucoup ne le savent pas, voilà pourquoi il est important de le rappeler. Le servage en Ukraine par l’empire Russe a été aboli le 19 février 1861, trois ans avant l'abolition de l'esclavage aux États-Unis. Par la suite, les Ukrainiens ont continué à être discriminés dans l'Empire russe, tout comme les Noirs ont continué à l'être aux États-Unis.
Une phrase qui m'inspire
Mon livre, Les gens ordinaires ne portent pas de mitraillettes, commence en expliquant à quel point l'existentialisme et la Résistance française sont mes références lorsque je décide de rejoindre la résistance ukrainienne. Je me demande: qui suis-je? Un gauchiste satisfait de théoriser et de trouver des excuses? Ou une partie du peuple? La phrase que je mentionne dans le livre n'est pas citée en entier. La voici:
«L'homme n'est rien d'autre que son projet, il n'existe que dans la mesure où il se réalise, il n'est donc rien d'autre que l'ensemble de ses actes, rien d'autre que ce que sa vie»
Jean-Paul Sartre. L'Existentialisme est un humanisme
Ma raison d'espérer
Ma raison d'espérer est historique: si même l’ogre étasunien n'a pas réussi à soumettre le Vietnam, alors comment la Russie, qui aspire à obtenir une «sphère d'intérêt» impérialiste, serait-elle capable de soumettre son ancienne colonie?
Le film que je recommande...
Si ce n’est pas déjà fait, allez voir le film 20 jours à Marioupol. L'une des familles montrées est celle de mon meilleur ami, un pompier appelé Maksym. Son fils, que l’on voit dans le film juste après avoir été blessé par une bombe russe, est encore en rééducation à l'étranger. L'enfant réapprend à marcher depuis deux ans maintenant et doit encore subir une opération.
La semaine prochaine, l'écrivaine et poétesse Aya Mansourvous parlera des États-Unis depuis l'Irak.
Nos Correspondances à Manosque
Deux écrivains se sont écrits sans s’être encore jamais rencontrés: la française Hélène Gaudy et le hongrois György Dragomán. Kometa partage un extrait de cette correspondance, à lire dans Kometa n°4, à lire dans son intégralité dans notre numéro 4.
« Nous n'avons pas besoin de mots pour nous comprendre »
A priori, Hélène Gaudy et György Dragomán n'avaient pas grand-chose en commun. Elle écrit en français des récits très proches du réel (Archipels, éditions de l'Olivier). Il écrit en hongrois des romans et des nouvelles qui flirtent avec le merveilleux (Chœur des lions, Gallimard). Elle habite la banlieue de Paris, lui celle de Budapest. Elle a toujours vécu sous la Vᵉ République, il a grandi en Hongrie communiste.
Mais pour construire des ponts entre une partie et une autre de l'Europe, Kometa est allé chercher ce qui pouvait réunir ces deux écrivains dans une correspondance, publiée dans notre nouveau numéro. Des liens inattendus qu'ils évoqueront sur la scène des Correspondances de Manosque, le 28 septembre à 15h. Jusqu'à cette date, cette newsletter vous propose un extrait chaque semaine. Quelques jours après une lettre d’Hélène Gaudy,György Dragomán, conclut leur échange.
Des temps difficiles se profilent. Non seulement en Hongrie mais dans toute l’Europe, des forces souhaitent détruire le rêve d’une Europe unie et sans frontières. La plupart d’entre eux n’ont jamais vécu enfermés à l’intérieur de murs, ils ignorent que si leur projet aboutit, s’ils parviennent à ériger leurs frontières, leurs murs, leurs forteresses, ils se retrouveront eux-mêmes prisonniers.
Lorsque j’attendais l’album d’Astérix, je ne cessais de me dire: patience, il finira bien un jour par arriver. Le cadeau que vous m’avez offert, avec vos lettres, est bien plus précieux encore, et je me dis que cela valait le coup d’attendre quarante ans.
Une crue est annoncée. D’après la météo, le Danube va déborder aujourd’hui, il ne va pas inonder les berges, mais les quais vont être submergés. À cette occasion, le Danube est très beau, ses eaux sont grises, écumeuses, elles grondent, charriant des débris divers et du bois flotté. Dès que j’aurai envoyé ma lettre, j’irai m’installer au bord du Danube, à mon endroit préféré. Appuyé contre la rambarde, je contemplerai le fleuve, j’imaginerai que vous êtes à mes côtés, nous regarderons le fleuve, nous ne parlerons pas, car nous n’avons pas besoin de mots pour nous comprendre.
A propos de Kometa
Née du choc du retour de la guerre sur le continent européen, Kometa raconte le monde partout où il bascule, de l’intérieur, à travers les regards de celles et ceux qui le vivent. La revue fête sa première année et grandit grâce à vous, en passant de 4 à 6 numéros par an en 2025.
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L'agenda
28 septembre, 15h
György Dragomán et Hélène Gaudy à Manosque
György Dragomán et Hélène Gaudy, les deux correspondants de notre nouveau numéro, se rencontrent pour la première fois aux bien nommées Correspondances de Manosque: une rencontre animée par Pierre Benetti (avec signature du numéro par les auteurs).
Le dimanche 29 septembre à 15h15, Kometa modère la rencontre «Ukraine, cette guerre qui est aussi la notre» avec Andreï Kourkhov et Florence Aubenas au Festival America. Un événement animé par notre rédactrice en chef Léna Mauger.
Conférence au festival des Livres d’en Haut, Lille
Le dimanche 6 octobre, notre rédactrice en chef adjointe Haydée Saberan participe à la conférence «Soi contre les autres? Pensez le vivre ensemble» organisée dans le cadre du festival des Livres d'en Haut de 14h à 15h au Bazaar St So. Elle sera accompagnée de l'auteur de BD et graphiste Laurier The Fox, de la fondatrice de l'école élémentaire du Colibri Isabelle Pelloux et d'Eva Martin.