On est en 1983. Américains et Soviétiques se partagent le monde. Huit ans plus tôt, un homme a traversé le rideau de fer pour échapper au bloc communiste et jouit à Paris (et bientôt dans le monde entier) d’un immense succès littéraire. Et pourtant, l’Occident déçoit Milan Kundera.
D’abord, l’Occident a abandonné la culture comme fondement de son unité. Il se repaît désormais de la futilité de la presse et du consumérisme. «Si en France ou en Angleterre, écrit-il, toutes les revues [littéraires] disparaissaient, personne ne s’en apercevrait, même pas leur éditeur. À Paris, même dans le milieu tout à fait cultivé, on discute pendant les dîners des émissions de télévision et non pas des revues. Car la culture a déjà cédé sa place.»
Cette phrase figure dans son essai retentissant, «Un Occident kidnappé ou la tragédie de l'Europe centrale», paru en 1983 dans la revue Le Débat, traduit dans une vingtaine de langues et récemment réédité par Gallimard. Après sa mort, en juillet, tous les «kunderologues» ont évoqué ce texte. Kometa avait déjà demandé l'accord de sa femme, Véra, et de son éditeur, pour en publier un large extrait.
Autre déception: l’Occident se contrefiche de l’Europe centrale (Pologne, Hongrie et Tchécoslovaquie) qui l’adore pourtant, à sens unique. «Si vivre veut dire exister dans les yeux de ceux qu’on aime, écrit-il, l’Europe centrale n’existe plus. Plus précisément: dans les yeux de son Europe aimée, elle n’est qu’une partie de l’Empire soviétique et rien de plus.»
Cet «Occident kidnappé», c’est justement l’Europe centrale, qui se croit à l’Ouest mais en est empêchée. Elle est «culturellement à l’Ouest, politiquement à l’Est et géographiquement au centre.»
Milan Kundera donne alors de la Russie une définition que l’on dirait prononcée ce matin en lien avec son invasion de l’Ukraine: «la civilisation du totalitarisme russe est la négation radicale de l’Occident tel qu’il était né à l’aube des Temps modernes, fondé sur l’ego qui pense et qui doute, caractérisé par la création culturelle conçue comme l’expression de cet ego unique et inimitable.»
Son texte, vous le verrez, semble visionnaire. «L’essai de Kundera, discuté et cité des milliers de fois, est devenu légendaire, écrit dans Le Grand Continent l’auteur polonais Jarosław Kuisz, membre du comité éditorial de Kometa. Mais s’il peut sembler aujourd’hui que ce texte appartient au passé de la guerre froide, rien n’est moins vrai. Accidentellement, par inadvertance, Kundera a capturé les germes des conflits politiques futurs».
Jarosław Kuisz songe aux mouvements nationalistes, illibéraux et réactionnaires qui ont emporté la Hongrie, la Pologne ou la Slovaquie. Le politologue Jacques Rupnik, lui, pense à l’Ukraine. «Avec l’agression russe, écrit-il dans Le Monde cinq jours après la disparition de Kundera, l’Ukraine retrouve la problématique kundérienne des ‘petites nations dont l’existence ne va pas de soi’. (...) Face à la Russie, l’Ukraine se pense à son tour comme «un Occident kidnappé».
L’essai de Milan Kundera commence par ce télex envoyé au monde par le directeur de l’agence de presse hongroise en septembre 1956, quelques minutes avant d'être abattu par l’artillerie russe qui prenait Budapest: «Nous mourrons pour la Hongrie et pour l’Europe.» C’est ce que l’on entend désormais à Kyiv.
Retrouvez un large extrait de l’essai «Un Occident kidnappé ou la tragédie de l'Europe centrale» dans le premier numéro de Kometa, c’est notre rubrique «pages choisies».