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Bonjour, c’est Serge Michel, cofondateur et directeur de la publication de Kometa. 

La fabrique de l’oubli, la propagande et les manipulations de l’histoire sont les grands thèmes de notre 3e numéro, arrivé hier en librairie.

A ce sujet, un cas d’école. En avril, l’agence Tass affirmait qu’un document du FSB, les services secrets russes, permettait d'attribuer à l’Allemagne nazie les massacres de Katyn durant la Seconde guerre mondiale. Plus de 22 000 officiers et personnalités polonaises ont été assassinés... par Moscou. Cela me pousse à vous raconter l’histoire de mon arrière-grand-père, qui a joué un rôle important dans cette affaire.


Katyn fut un massacre soviétique, mon arrière-grand-père l'a prouvé

Le médecin légiste suisse François Naville (avec lunettes et cigarette) examine le cadavre d'un officier polonais à Katyn en avril 1943, avec d'autres membres de la commission scientifique mise en place par l'Allemagne nazie | © Imperial War Museums, London.

Il est un peu brutal de ramener la vie d’un homme à deux épisodes; c’est pourtant ce que je m’apprête à faire avec mon arrière-grand-père, le Dr François Naville (1883-1968), dont j’ai seulement hérité d’un chalet en ruine. Le premier est anecdotique. Médecin légiste, professeur à l’Université de Genève, il a un jour, en salle d’autopsie, vidé la tête d’un cadavre pour la remplir de journaux avant de lancer à ses étudiants: «Voyez, c’est ce qu’on appelle le bourrage de crâne par la presse!» Le journaliste que je suis aurait aimé en parler avec lui, mais il est mort avant ma naissance.

Le second épisode est moins drôle. Le soir du 22 avril 1943, en pleine guerre, il reçoit un appel du consulat allemand à Genève. Il est invité à participer à une commission d’enquête internationale sur un charnier d’officiers polonais découvert à Katyn, près de Smolensk, région soviétique alors occupée par l’Allemagne.

Le lendemain matin, il demande par télégramme au gouvernement suisse s’il peut accepter cette requête. Réponse très courageuse: «[ok, mais] à titre privé et sous votre seule responsabilité». Le 26 avril, il prend un train pour Berlin où il rencontre l’infâme Hans Frölicher, ambassadeur suisse connu pour ses sympathies nazies, avant de s’envoler pour Smolensk. Du hublot en survolant Varsovie, il aperçoit un quartier en feu. Il interroge les officiers allemands à bord, qui haussent les épaules. C’est l’incendie du ghetto de Varsovie, en pleine insurrection.

Le Dr Naville est le seul des douze membres de la commission réunie par les Allemands à être issu d’un pays neutre, non soumis par le IIIe Reich. Les autres viennent d’Italie, Roumanie, Bulgarie, Hongrie, Belgique, Finlande, etc. Cela donne à sa présence un poids considérable. Le travail d’exhumation, dans la terrible puanteur des cadavres, dure trois jours et le verdict est sans appel. Les documents trouvés, l’état des corps et celui de la végétation datent le massacre du printemps 1940, époque où la région était sous contrôle soviétique (jusqu’à l’été 1941).

Mon ancêtre avait une devise: Vitam impendere vero («Consacrer sa vie à la vérité»). Il signe donc sans arrière-pensée le rapport, à la plus grande joie des officiers nazis qui l’ont accompagné à Katyn et qui vont ainsi lancer une opération de propagande anti-soviétique.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que mon aïeul ne sera pas accueilli à son retour à Genève en héros de la vérité. Mais traîné dans la boue. L’Allemagne nazie a perdu la bataille de Stalingrad trois mois plus tôt. L’heure est à s’attirer les bonnes grâces du futur vainqueur soviétique. Les autorités se tortillent. Le voilà accusé de faire le jeu du Reich, de s’être enrichi dans l’opération – il n’a pas touché un sou. Un député communiste à Genève exige qu’il soit démis de ses fonctions à l’Université. Il maintient ses conclusions, fait le dos rond, se mure dans le silence et refusera d’aller témoigner aux procès de Nuremberg, où le convoque avec insistance l’avocat de Göring.

Seule concession: le Dr Naville racontera en détail sa mission Katyn à une commission d’enquête du Congrès américain, en 1952. «Il m’a paru que c’eût été une lâcheté de refuser de collaborer à la recherche de la vérité sous prétexte que je devrais nécessairement mécontenter l’un ou l’autre des belligérants accusés d’un acte particulièrement odieux, leur dit-il. [...] Je n’ai nullement cherché à rendre service aux Allemands, mais exclusivement aux Polonais et à la vérité.»

Trente ans plus tard, le président russe Boris Eltsine, dans un rare examen du passé, remettra au président polonais Lech Walesa la preuve irréfutable qui donne raison au Dr Naville. C’est l’ordre signé par Staline, le 5 mars 1940, d’éliminer 25 700 Polonais, «ennemis convaincus et incorrigibles du pouvoir soviétique». 4421 d’entre eux seront exécutés à Katyn, 6319 à Tver, 3820 à Kharkiv, le sort des autres étant encore aujourd’hui un mystère. Cela équivaut à éliminer toute l’élite du pays, crime contre l’humanité qui ne sera jamais jugé.

En ce printemps 2024, alors que la Russie a réhabilité Staline et envahi l’Ukraine au nom d’une falsification grossière de l’histoire, le Kremlin fait marche arrière et tente d'accuser l'Allemagne des massacres de Katyn. Pourquoi est-ce important? Parce que l’agence Tass n’a pas tardé à faire le parallèle: les accusations «sans fondement» sur Katyn contre Moscou sont de même nature que les accusations «sans fondement» sur Boutcha. Dans les deux cas, ce sont les nazis, Allemands à l’époque, Ukrainiens aujourd’hui, qui sont coupables, qui ont maquillé les cadavres, organisé la mise en scène.

Voilà comment se construit un système totalitaire, sur des mensonges. Voilà pourquoi Kometa consacre un numéro à la fabrique de l’oubli et aux manipulations de l’histoire.


La recommandation de Serge Michel

Il faut se précipiter sur le dernier livre d'Olga Tokarczuk, merveilleuse Polonaise de 62 ans et lauréate du Nobel de littérature en 2018. Dans Le Banquet des Empouses (traduit par Maryla Laurent, Noir sur Blanc, 2024), un jeune ingénieur tuberculeux arrive au sanatorium de Görbersdorf (aujourd’hui Sokolowsko, en Pologne). Dans un climat de misogynie assumé («la femme, le diable et le crapaud sont trois enfants d'un même lit»), au milieu des hommes qui parlent des femmes et de la marche du monde, il tente de se faire discret. Mais le fantastique, le sordide et l'épouvante entrent en scène. Une femme meurt, d'autres horreurs surgissent. Les Empouses? Ce sont des vampires, des succubes, des sorcières qui se vengent, s'amusent – et se révèlent narratrices du livre. Une écriture à la fois étourdissante et maîtrisée, une relecture féministe et radicale de La Montagne magique de Thomas Mann.

Si les Empouses vous ont mis en appétit, vous pouvez enchaîner avec Sur les ossements des morts (traduit par Margot Carlier, Noir sur Blanc, 2012), le thriller écologiste d'Olga Tokarczuk. Le metteur en scène britannique Simon McBurney l'a porté au théâtre: c'était un mois durant à l'Odéon, l'an dernier.


La photo de la semaine

Camp 27, à Krasnoyarsk (2000) | © Carl De Keyzer/Magnum

Au cours des étés 2000 et 2001 et de l'hiver 2001-2002, le photographe belge Carl de Keyzer passe plus de six mois à Krasnoyarsk, l’une des villes principales de Sibérie orientale où sont concentrés de nombreux camps de prisonniers. Il tire de ce périple la série «Zona», mot d’argot désignant la prison. 

Là-bas, les camps constituent une force de travail gratuite de quelque un million d'hommes et de femmes. Les prisonniers vivent dans un «pays» à part entière, avec ses règles et son décor spécifiques. Loin des clichés que l’on peut en avoir, Carl de Keyzer met en avant l’originalité de la mise en scène dont il a été témoin à l’intérieur de ces goulags contemporains.

Cette image est à retrouver dans le portfolio «Prisonniers des anciens goulags», publié en exclusivité sur notre site. Des images qui illustrent aussi dans notre revue l’entretien avec le dernier dissident soviétique encore en vie: Oleg Orlov, coprésident de l’ONG Memorial, condamné en février dernier à deux ans et demi de colonie pénitentiaire. L'écrivain en exil Filipp Dzyadko a pu l’interroger et lui faire relire ses propos jusque dans sa cellule. Un échange à découvrir dans «Fabriquer l’oubli», 3e numéro de Kometa.


À lire ce week-end


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A propos de Kometa

À l’origine de Kometa, une envie: comprendre le monde en allant voir là où il bouge. On ironise parfois sur ces Américains qui ne savent pas placer Paris ou Bruxelles sur une carte d’Europe, mais l’invasion russe de l'Ukraine a révélé notre méconnaissance d’une partie entière de notre continent.

Tous les trois mois dans une belle revue papier de 208 pages, chaque semaine dans ses newsletters et tous les jours sur son site, Kometa propose des grands récits littéraires, des photos d’auteurs et des débats d'idées pour saisir ce que nous n’avons pas vu se lever à l’Est. En révéler la richesse, les talents et l’incroyable complexité.

L'agenda

Aujourd'hui, 19h

Librairie Le Biglemoi, Lille

Dans une heure, rencontre autour du 3e numéro avec Haydée Sabéran, rédactrice en chef adjointe de Kometa


14 et 15 juin

Dialogues européens à Plovdiv et Sofia

Léna Mauger, cofondatrice et rédactrice en chef de Kometa, anime la table ronde «Héritages, identités et territoires: la fiction et la création dans l’imaginaire européen» le 14 juin à Plovdiv. Le lendemain, elle présentera notre revue à la Galerie Synthesis de Sofia. Deux rencontres organisées dans le cadre des Dialogues Européens de l'Institut Français.


22 et 23 juin

Festival du livre photographique de Genève

Kometa sera au jeune et vif Festival du livre photographique, à Genève, pour présenter notre 3e numéro et parler du rapport que notre revue veut installer entre le texte et l'image. Une conférence à suivre le dimanche 23 juin à 15h, introduite par Danaé Panchaud, directrice du Centre de la photographie.

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