Il est un peu brutal de ramener la vie d’un homme à deux épisodes; c’est pourtant ce que je m’apprête à faire avec mon arrière-grand-père, le Dr François Naville (1883-1968), dont j’ai seulement hérité d’un chalet en ruine. Le premier est anecdotique. Médecin légiste, professeur à l’Université de Genève, il a un jour, en salle d’autopsie, vidé la tête d’un cadavre pour la remplir de journaux avant de lancer à ses étudiants: «Voyez, c’est ce qu’on appelle le bourrage de crâne par la presse!» Le journaliste que je suis aurait aimé en parler avec lui, mais il est mort avant ma naissance.
Le second épisode est moins drôle. Le soir du 22 avril 1943, en pleine guerre, il reçoit un appel du consulat allemand à Genève. Il est invité à participer à une commission d’enquête internationale sur un charnier d’officiers polonais découvert à Katyn, près de Smolensk, région soviétique alors occupée par l’Allemagne.
Le lendemain matin, il demande par télégramme au gouvernement suisse s’il peut accepter cette requête. Réponse très courageuse: «[ok, mais] à titre privé et sous votre seule responsabilité». Le 26 avril, il prend un train pour Berlin où il rencontre l’infâme Hans Frölicher, ambassadeur suisse connu pour ses sympathies nazies, avant de s’envoler pour Smolensk. Du hublot en survolant Varsovie, il aperçoit un quartier en feu. Il interroge les officiers allemands à bord, qui haussent les épaules. C’est l’incendie du ghetto de Varsovie, en pleine insurrection.
Le Dr Naville est le seul des douze membres de la commission réunie par les Allemands à être issu d’un pays neutre, non soumis par le IIIe Reich. Les autres viennent d’Italie, Roumanie, Bulgarie, Hongrie, Belgique, Finlande, etc. Cela donne à sa présence un poids considérable. Le travail d’exhumation, dans la terrible puanteur des cadavres, dure trois jours et le verdict est sans appel. Les documents trouvés, l’état des corps et celui de la végétation datent le massacre du printemps 1940, époque où la région était sous contrôle soviétique (jusqu’à l’été 1941).
Mon ancêtre avait une devise: Vitam impendere vero («Consacrer sa vie à la vérité»). Il signe donc sans arrière-pensée le rapport, à la plus grande joie des officiers nazis qui l’ont accompagné à Katyn et qui vont ainsi lancer une opération de propagande anti-soviétique.
Le moins qu’on puisse dire, c’est que mon aïeul ne sera pas accueilli à son retour à Genève en héros de la vérité. Mais traîné dans la boue. L’Allemagne nazie a perdu la bataille de Stalingrad trois mois plus tôt. L’heure est à s’attirer les bonnes grâces du futur vainqueur soviétique. Les autorités se tortillent. Le voilà accusé de faire le jeu du Reich, de s’être enrichi dans l’opération – il n’a pas touché un sou. Un député communiste à Genève exige qu’il soit démis de ses fonctions à l’Université. Il maintient ses conclusions, fait le dos rond, se mure dans le silence et refusera d’aller témoigner aux procès de Nuremberg, où le convoque avec insistance l’avocat de Göring.
Seule concession: le Dr Naville racontera en détail sa mission Katyn à une commission d’enquête du Congrès américain, en 1952. «Il m’a paru que c’eût été une lâcheté de refuser de collaborer à la recherche de la vérité sous prétexte que je devrais nécessairement mécontenter l’un ou l’autre des belligérants accusés d’un acte particulièrement odieux, leur dit-il. [...] Je n’ai nullement cherché à rendre service aux Allemands, mais exclusivement aux Polonais et à la vérité.»
Trente ans plus tard, le président russe Boris Eltsine, dans un rare examen du passé, remettra au président polonais Lech Walesa la preuve irréfutable qui donne raison au Dr Naville. C’est l’ordre signé par Staline, le 5 mars 1940, d’éliminer 25 700 Polonais, «ennemis convaincus et incorrigibles du pouvoir soviétique». 4421 d’entre eux seront exécutés à Katyn, 6319 à Tver, 3820 à Kharkiv, le sort des autres étant encore aujourd’hui un mystère. Cela équivaut à éliminer toute l’élite du pays, crime contre l’humanité qui ne sera jamais jugé.
En ce printemps 2024, alors que la Russie a réhabilité Staline et envahi l’Ukraine au nom d’une falsification grossière de l’histoire, le Kremlin fait marche arrière et tente d'accuser l'Allemagne des massacres de Katyn. Pourquoi est-ce important? Parce que l’agence Tass n’a pas tardé à faire le parallèle: les accusations «sans fondement» sur Katyn contre Moscou sont de même nature que les accusations «sans fondement» sur Boutcha. Dans les deux cas, ce sont les nazis, Allemands à l’époque, Ukrainiens aujourd’hui, qui sont coupables, qui ont maquillé les cadavres, organisé la mise en scène.
Voilà comment se construit un système totalitaire, sur des mensonges. Voilà pourquoi Kometa consacre un numéro à la fabrique de l’oubli et aux manipulations de l’histoire.