Mes documents suisses bardés de tampons et d’apostilles seront bientôt prêts, mais le temps file: il faudra les acheminer de Genève à Mykolaïv le plus vite possible pour espérer retourner chez la notaire et signer l’achat de l'appartement avant mon départ.
DHL. Rien ne doit être impossible pour une société de logistique qui proclame «We move the world». Devant son bureau à la rue de Moscou (rebaptisée rue de Marioupol, la ville martyre prise par l’armée russe en mai 2022), deux hommes âgés et corpulents fument en consultant leur téléphone. Ils m’accompagnent lentement à l’intérieur et prennent place derrière le comptoir décoré de photos d’un avion jaune survolant les chutes du Niagara et d’un hélicoptère de la même couleur, passant la statue de la Liberté.
— Huit jours ouvrables, dit le premier.
— Et encore, c’est pas garanti, ajoute le second.
— Ça passe par la Pologne, puis Kyiv, puis Odessa, reprend le premier.
— Entre Odessa et Mykolaïv, on n’a que deux transports par semaine, s’excuse le second.
Je sors, découragé. Au café Grifel, juste à côté, dans un décor qu’on dirait sorti d’un film d’Harry Potter, j’échafaude des plans pour prendre DHL de vitesse. Faire livrer le colis à Chisinau, en Moldavie, où Victor, un chauffeur de taxi dont j’ai gardé le numéro, pourrait le récupérer et le confier à un fourgon qui dessert l’Ukraine. Ou trouver une réfugiée ukrainienne à Genève qui rentre pour l’été. J’écris, je téléphone, je transpire – il fait 41 degrés à l’ombre cette semaine, et la clim est à l’arrêt, faute d’électricité. A la table d’à côté, une jeune femme semble me prendre en pitié. Elle me glisse un flyer:
Soirée lecture de poésie: la Renaissance fusillée.
Deux heures plus tard, au sommet d’un immeuble dans une rue parallèle, douze jeunes gens sont assis en cercle dans une salle bouillante, des livres sur les genoux.
Les sillons profonds des années / Et voici la nostalgie / Où puis-je me cacher de vos tombes? / Les nuits sont longues, comme les routes de la steppe dans une vaste plaine / Puis des rêves... Ou peut-être une lucidité secrète?
Chacun son tour déclame des vers, comme ceux-ci de Mykola Khvyliovy (Dans une impasse, 1927), figure politique et littéraire majeure, qui prônait l’indépendance culturelle ukrainienne et les liens avec l’Europe contre la domination russe. Persécuté par les bolchéviques, il se suicide en 1933 à Kharkiv après un livre incomparable, Moi (romantisme), dans lequel un membre anonyme et fanatique de la Tchéka, la police secrète soviétique, tue sa propre mère, Marie, aussi douce que sainte. Des centaines, peut-être des milliers d’autres écrivains, poètes, peintres, cinéastes ou architectes sont ensuite exécutés sur ordre de Staline, qui décapite en 1936-1937 toute l’élite intellectuelle ukrainienne. C’est ce qu’on appelle la «Renaissance fusillée». Episode dramatique, qui reste parfois dans l'ombre d'autres exterminations de masse comme l'Holodomor, la grande famine organisée en 1932 et 1933 par le Kremlin ayant causé la mort de 2 à 4 millions d'Ukrainiens, mais qui bénéficie d'une excellente page Wikipedia, dont je recommande la lecture.
Absorbés par leurs récitations, les jeunes n’ont pas le temps de discuter. Je propose un café le lendemain à ceux qui veulent. Voilà leur histoire (j’ai modifié les prénoms).
Oksana, 21 ans, anime ce «book club», le seul de la ville, une fois par mois, de sa voix aiguë et dans une tenue qui rappelle les années folles. Elle travaille aussi à son premier roman. Sa mère, pro-russe acharnée, lui interdisait de parler ukrainien à la maison et la frappait (elle en porte encore des traces), peut-être parce qu’Oksana lui rappelait son ex-mari, bandit de son état, c’est-à-dire chargé des basses œuvres d’un gang local.
Si bien qu’à 14 ans, Oksana est allée vivre chez sa grand-mère, qui tient une échoppe d'accessoires pour mariages (bougies, fleurs, bijoux, broderies traditionnelles). Au début de la guerre, la mère et son nouveau mari ont filé en Norvège, comme réfugiés. Le père bandit, lui, serait quelque part en Pologne, avec des activités indéterminées. La précédente réunion du «book club» était dédiée aux poètes dissidents des années 1960-1980, comme Lina Kostenko ou Vassyl Stous. La soirée ayant attiré le plus de monde, cependant, était celle consacrée à l’amour, le soir de la Saint-Valentin.
Le jour, et parfois la nuit, Oksana travaille comme vigile d’une crèche de son quartier. Elle pose aussi comme prude modèle pour les comptes Instagram de restaurants et de boutiques de la ville, mais déplore, sur ce réseau social, la concurrence et la culture de masculinité hégémonique de contenus locaux à forte teneur érotique, qui se sont multipliés depuis le départ des hommes au front.
Victoria, 24 ans, écrit depuis bientôt une décennie une série de cinq romans pour jeunes adultes. L’héroïne est une gentille sorcière, Yelenia, qui connaît des démêlés avec Odin, Thor et le loup monstrueux Fenrir, les divinités nordiques qui régnaient sur l’Ukraine avant que le grand-prince de Kyiv, Volodymyr (Valdamarr, de son nom viking), se convertisse à l’orthodoxie en 988 après J.-C. Elle les a publiés à compte d’auteur, les vend sur Instagram et les expédie dans toute l’Ukraine, voire même à l’étranger. Elle achève cette année le 6e et dernier ouvrage de la série, dans lequel Yelenia prend enfin conscience de ses pouvoirs magiques.
Le reste du temps, Victoria assure la permanence téléphonique d’une caserne de pompiers, et il y a fort à faire. Les missiles russes déclenchent des incendies. Les soldats ukrainiens, qui s’entraînent à la sortie de la ville, déclenchent aussi des incendies, quand leurs cartouches brûlantes retombent sur l’herbe sèche de la steppe. Elle aimerait un jour consacrer un livre, ou un scénario de série, aux pompiers de Mykolaïv.
Symon, 16 ans, est le plus exalté de tous. Il vient de finir La chute de Camus, il a lu presque tout Camus et c’est Caligula qui lui a fait la plus forte impression. Son bouquin préféré reste Bel Ami de Maupassant. Il n’a pas trouvé La peau de chagrin de Balzac en ukrainien, refuse de lire l’édition disponible en russe et a dû se contenter d’une traduction en anglais, avec un niveau de langue difficile. Il se réjouit de la parution, annoncée pour l’automne, d’une nouvelle traduction du Comte de Monte-Cristo de Dumas. Son père? Il rend des services dans une affaire de commerce de viande. Quant à sa mère, elle va chercher des voitures à l’ouest du pays pour les revendre ici. Symon veut être professeur de littérature dans une université européenne. Il veut aussi étudier la psychologie, afin de soigner les traumas consécutifs à la guerre chez ses compatriotes. «Et surtout, dit-il, je veux donner ma vie pour mon pays».
Dernier café avec Klara, 19 ans, qui étudie l’histoire à l’université de Mykolaïv. Elle est ennuyée. Son copain, qu’elle n’a pas vu depuis de longs mois, est cuisinier dans une petite ville polonaise. Il n’ose pas venir lui rendre visite, de peur de ne pouvoir repartir (les hommes entre 18 et 60 ans n’ont pas le droit de quitter le pays), voire de se faire mobiliser. Or Klara est très patriote. Elle rêve secrètement que son compagnon s’engage dans l’armée pour défendre le pays, comme son ex, qui se bat sur le front de Donetsk. D’ailleurs, elle l’appelle régulièrement, pour lui remonter le moral.
J’en étais là quand le téléphone a sonné. C’est Raïssa, la retraitée dont j’espère acheter le petit F2. Elle s’est perdue dans le labyrinthe de la mairie, du département de l’architecture et du bureau des géomètres municipaux, à la recherche de ses propres tampons et documents. Bientôt deux semaines que je suis là et mon appartement, pour la bureaucratie ukrainienne, n’existe toujours pas.
Le récit de Serge Michel continue dans votre boîte mail, chaque jeudi jusqu'au 29 août. A suivre, le chapitre 5: «Autoroute pour l'enfer»