Bonjour, c'est Kometa. Voici déjà l'avant-dernier épisode de nos séries d'été.
Parce qu'il parie sur l'avenir de l'Ukraine et qu’il aime ce pays, notre directeur de la publication, Serge Michel, a acheté un petit appartement à Mykolaïv, une ville industrielle située sur la mer Noire entre Kherson et Odessa. Mais une fois sur place pour signer l'achat et repeindre les murs, les surprises se multiplient... voici le 5e épisode de «Viens chez moi, j'habite en Ukraine».
L'art de la photographie fait réapparaître ce qui a déjà disparu. En une image, 6 artistes racontent un moment, un lieu, une personne, un objet que la photographie leur permet de retrouver: c'est «Ce qui nous manque». Aujourd'hui, le photographe bulgare Valery Poshtarov se souvient de l'harmonie des hommes et des animaux dans les montagnes des Rhodopes.
Et à noter: plus que 2 semaines avant la sortie du 4e numéro Kometa, qui se demande «Qui aime encore les Etats-Unis?». Découvrez son sommaire.
Un plombier, dans le sud de l’Ukraine? «Difficile. Soit ils sont au front, soit ils se cachent pour ne pas se faire mobiliser», me répète-t-on depuis deux semaines. Je finis pourtant par trouver Serhiy, retraité fluet et sympathique rentré de deux ans comme réfugié en Allemagne et qui répète «Ich arbeite evro-remont» (je rénove au standard européen) devant mon futur WC, qui coule. Reste donc à évaluer les matériaux disponibles sur place.
Stupeur. Il y a 222 modèles de poêles à frire (j’ai compté!) au rayon cuisine d’Epicentr, le gigantesque supermarché «tout pour la maison» de Mykolaiv. Plus loin dans le magasin sont alignés davantage de pots de peinture et de rouleaux de papier peint, de matelas, d’oreillers et de draps en coton bio, de tournevis et de pommeaux de douche que dans n’importe quel Leroy-Merlin français. Et dire que j’avais d’abord songé à venir en voiture de Genève (2665 km par l’Autriche, la Hongrie et la Roumanie), pour tout emporter avec moi.
Rassuré, je me lance en taxi dans un tour des faubourgs. Jusqu’à maintenant, je n’ai arpenté, à pied ou en vélo, que le centre historique, ravissant malgré la caravane de camions qui dévale jour et nuit l’avenue Marine. Pour les Ukrainiens, dans cette période difficile de la guerre, on espère que ces camions transportent des munitions occidentales,mais non, ils sont vides. Ils viennent chercher du blé dans la région pour l’exporter par Odessa ou la Roumanie, car les bateaux qui voudraient partir du port fluvial de Mykolaiv se retrouveraient, une fois en mer Noire, sous le feu des Russes qui tiennent la péninsule et la flèche littorale de Kinbourn, avant-poste stratégique anciennement ottoman qui permet de bombarder la côte de Mykolaïv et l’embouchure du Boug méridional.
Première destination: Sukhii Fontan (la Fontaine sèche), près du yacht club, qui n’est plus sèche. Un couple âgé s’y asperge d’une eau réputée curative. Cette fontaine à la turque marquait autrefois le cœur du parc du prince russe Grigory Potemkine, fondateur de la ville en 1789, devant le grand palais de style oriental qu’il avait fait ériger sans jamais le voir achevé – il est mort de fièvre en octobre 1791 en rentrant de Iași (Roumanie actuelle), alors qu’il allait précisément découvrir sa nouvelle demeure, laquelle sera incendiée un siècle plus par des anarchistes. Aujourd’hui se dresse à la place du palais un restaurant hideux, le Karabas, tout de stuc et de kitsch. C’est lui, Potemkine, le conquérant de la Crimée etl’amant favori de l’impératrice Catherine II, qui a dicté à Mykolaïv sa mission: construire des bateaux. Le fameux cuirassé Potemkine, justement, sort en 1905 du plus ancien des trois chantiers navals de la ville tout comme, trois quarts de siècles plus tard, le croiseur lance-missiles Moskva, que l’armée ukrainienne a réussi à couler en avril 2022.
Ça fait bizarre aux gens d’ici de se faire bombarder par les bateaux qu’ils ont construits, et de tenter ensuite de les détruire, lâche Myron, mon chauffeur, lui-même ancien ingénieur naval.
Ces histoires qui se percutent, celles de deux pays qui n’en faisaient qu’un, l’Occident les résume trop facilement avec des mots comme «guerre fratricide», ou «frères ennemis». Des clichés que les Ukrainiens ne supportent pas. De quel frère parle-t-on après 9’590 missiles russes et 14’000 drones envoyés sur l’Ukraine (chiffres ukrainiens du 21 août) dont 54% sur des cibles civiles, et 11,284 morts civils depuis février 2022 (chiffre des Nations unies au 30 juin 2024), sans compter ceux de Marioupol qui pourraient être plus de 10’000? L’autre jour, je suis passé par la grande université de Mykolaiv, qui porte le nom d’un natif de la cité, l’Amiral Makarov (1849-1904), océanographe, commandant de la flotte russe impériale et membre de l’académie des sciences. Toutes les salles, les couloirs et les bureaux étaient vides, les cours ayant été transférés ailleurs en ville après qu’elle a été la cible de sept missiles en juillet 2022. Certains missiles semblent avoir été tirés par une frégate portant le même nom, Amiral Makarov.
Le jardinier arrosait les fleurs dans la cour de l’université, à quelques mètres de la montagne de chaises et de tables tordues retirées des ruines. A l’étage, les fenêtres ont été remplacées, les murs repeints. Il y avait là un professeur du collège des humanités. Je lui ai demandé s’il était sage d’avoir commencé la reconstruction alors que la guerre n’est pas terminée. Il a souri et m’a répondu par la fable des deux grenouilles dans le pot de crème:
Il faut s’agiter, s’agiter de toutes nos forces, jusqu’à l’épuisement. Et peut-être que la crème deviendra du beurre et que nous pourrons sortir du bocal.
Je descends maintenant le long de la rive du Boug méridional. Au bout d’une rue bordée d’immeubles de logements pour ouvriers soviétiques, on tombe sur une plage de sable. Etendu là, un officier en permission a retroussé ses manches pour que bronzent ses tatouages, son arme posée à côté de lui. On est avant l’incursion ukrainienne à Koursk. Je lui demande ce qu’il pense de la situation sur le front. Il n’est pas bavard:
Highway to hell (autoroute pour l’enfer), répond-il en deux mots avec le titre du tube du groupe de hard rock AC/DC.
Les sirènes du quartier se mettent à hurler. Cela arrive quatre à cinq fois par jour, personne ne bronche. Les enfants continuent de batifoler dans l’eau peu profonde, une jeune femme vend des glaces. On remonte ensuite l’avenue de l’Industrie, sur plus de 3 km, un alignement d’usines géantes à l’abandon. Lorsqu’ils ont fermé, avant la guerre, les trois chantiers navals employaient près de 100’000 ouvriers et ingénieurs. Un quart de la population de la ville, qui ne s’en est jamais remise.
Alors que je m’applique à photographier un Prométhée géant devant l’aciérie Krystall désaffectée, une forte explosion retentit. Il fait lourd, est-ce un orage? Myron penche pour un missile. «Peut-être l’un des nôtres», dit-il. Quelques minutes plus tard, nos téléphones bipent. Un missile russe a touché un immeuble d’habitation de 5 étages, non loin du supermarché Epicentr. Il y aurait des morts.
Le soir, le président Volodymyr Zelensky, qui se trouve alors à Londres avec le nouveau gouvernement britannique, dénonce une «destruction de la vie» et demande à l’Occident davantage de moyens de défense. Entre-temps, les détails ont émergé. L’attaque a fait 3 morts (un 4e mourra le lendemain à l’hôpital), tous civils. Il s’agissait d’un missile air-sol Kh-59, un modèle guidé, avec une précision circulaire de 3 à 5 mètres dont la cible est identifiée visuellement. Ce modèle est équipé d’une caméra qui s’active sur les dix derniers km du vol. L’opérateur russe de ce tir a donc pu voir le missile pénétrer dans l’immeuble, au 4e étage. Si le cœur lui en a dit, il a aussi pu contempler le résultat de son travail avec les vidéos de NikVesti, le site d’information indépendant de Mykolaïv, publiées le jour-même.
On y voit l’immeuble déchiré, des débris partout et du sang par terre. On y voit la colère, la souffrance et le désespoir sur les visages des voisins. On y voit les corps recouverts d’une couverture emportés sur des brancards, dont celui d’un jeune garçon qui se trouvait seul dans l’appartement par lequel est entré le missile, pendant que sa mère faisait les courses.
Le récit de Serge Michel se termine dans votre boîte mail jeudi prochain avec le 6e chapitre: «Un dîner raté avec mes voisines».
C'était une belle nuit étoilée. Je me trouvais au bord de la rivière Arda, sous les falaises abruptes et difficiles d'accès, entre Bryagovets et Madzharovo, dans le massif des Rhodopes, en Bulgarie. Loin des destinations touristiques, à l’abri du monde. Ce jour-là, j'avais traversé de nombreux villages abandonnés et isolés. Ils n’étaient reliés que par des routes invisibles, effacées par la nature et le temps.
La nuit précédente, j'avais vu en rêve un cavalier sévère et féroce, qui fonçait sur moi. Ses yeux brillaient comme des éclairs dans l'obscurité, étincelant de flammes qui avaient embrasé la foi de centaines de personnes. Je savais que son cheval sortait tout droit du pays des morts.
Sans crainte, je lui ai parlé comme à un enfant: «Viens à moi, je n'ai pas peur. Laisse-moi te photographier!» Un groupe de femmes est descendu des champs environnants jusqu'à se rassembler autour de moi. Juste derrière elles, une foule innombrable avançait lentement, silencieusement, de plus en plus près... libérées de la peur, leur cruauté, leur différence n'avaient plus d'importance. Tout ce qu'ils cherchaient, c'était la vie. Et ils savaient que j'étais celui qui pouvait leur donner cette illusion. Un portrait de l'existence. Une image d'une autre vie. J'ai appuyé sur le déclencheur.
Au cours des quatorze années que j’ai passées dans les Rhodopes, j’ai exploré 985 villages et parcouru des dizaines de milliers de kilomètres en voiture, à moto, à vélo, à dos de mulet ou à pied. La plupart des nuits, j’ai dormi dans une tente, entouré par les ours et les loups. C’est comme ça que j’ai rencontré la femme de la photo.
Je ne l’aurais pas rencontrée si je ne m’étais pas immergé dans ce monde. J'ai trouvé un refuge dans l'étreinte de ces montagnes, après avoir quitté la trépidante vie parisienne. J'étais en quête d'un mode de vie alternatif, d'une connexion plus profonde entre les humains et la nature.
Les Rhodopes, autrefois terre de mythes et de héros, d'Orphée et des Bacchantes, ont abrité pendant des siècles de petites villes, des villages animés et des hameaux distants seulement de trois ou quatre kilomètres les uns des autres, nichés sur des versants opposés. C’étaient des bastions du commerce et de la tradition.
Aujourd'hui, il est quasiment impossible de trouver des gens qui élèvent des animaux de cette manière: uniquement pour leurs besoins personnels, et non en tant que professionnels. Les montagnes sont dépeuplées. Les jeunes ont émigré, les écoles ont fermé. Les bergers battent les sentiers jusqu'aux routes principales couvertes de pavés, pour apercevoir de temps en temps une voiture qui passe — preuve que l'humanité existe encore. Les maisons sont hautes, vides et délabrées, gardiennes muettes du passé, leurs fenêtres brisées donnant sur l'extérieur, là où se plaçaient leurs anciens habitants. Les montagnes, qui résonnaient autrefois des échos de leurs cris et de leurs rires, sont silencieuses depuis longtemps.
Cette image de 2008 me frappe particulièrement. Ce n'est qu'en la publiant, plus de dix ans plus tard, que j'ai appris le nom de cette femme: Vana. Elle était morte depuis longtemps et n'avait pas d'enfants. La seule preuve de son existence est cette image, m'ont dit des habitants. C'est elle qui m'a poussé à écrire la dédicace au début de mon livre: «Pour tous ceux qui sont oubliés et pour nous tous qui serons oubliés».
«Ce qui nous manque» se conclut jeudi prochain avec la photographe russe Elena Chernyshova, qui célèbre la bonté d'une femme en patins sur le lac Baïkal.
A propos de Kometa
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Plus que 2 semaines avant la sortie du nouveau Kometa. Récits, photos, correspondance, débat d'idées... et un dossier, composé de voix d'auteurs et d'autrices à travers un monde en pleine transformation: «Qui aime encore les Etats-Unis?». Disponible en pré-commande et sur abonnement.
Kometa n°4, soirée de lancement à Ici librairie Paris
Nos auteurs Elitza Gueorguieva et Christophe Boltanski dévoileront les coulisses de leurs papiers dans notre nouveau numéro «Qui aime encore les Etats-Unis?». Réservation recommandée.
Entre Paris et Budapest, les deux écrivains ont échangé des lettres pour le nouveau numéro de Kometa. Ils se rencontrent pour la première fois aux Correspondances de Manosque, au cours d'un dialogue animé par Pierre Benetti.