Je me suis mis à apprendre le chinois en 1978, d'abord à l’Université Paris VII, puis en Chine, à l’université du Shandong, où j’ai passé deux ans à découvrir la littérature chinoise contemporaine.
Claquemuré pendant trente ans, le pays était alors d’une indigence telle que les gens flottaient dans leurs vêtements. Tout était rationné, du tissu à l’huile. Le lait, introuvable, était réservé aux malades. Les cours d’histoire et de littérature que je suivais livraient une version du passé qui me semblait douteuse. Mais dans l'amphi, on ne pouvait poser aucune question.
L’un de mes livres de cours de littérature comportait une photo truquée du dramaturge irlandais George Bernard Shaw rendant visite à Shanghai, en 1933, à l’illustre écrivain Lu Xun. Le philosophe anti-communiste Lin Yutang avait été habilement «effacé» du cliché original. Je le fis remarquer à l’un de mes professeurs, qui me laissa entendre qu’il gardait subtilement le silence sur certains sujets.
J’ai compris que la Chine avait beaucoup de choses à cacher, et j’avais envie de les découvrir. C’est ainsi qu'en 1985, je suis devenu journaliste pour différents journaux. Je me suis toujours intéressé à l’histoire, car on connaît un pays seulement quand on sait d'où il vient.
Dans le 3e numéro de Kometa, je raconte la falsification de l’histoire par le pouvoir communiste de Chine populaire. La «réécriture de l’histoire» chinoise a commencé, pour simplifier, à la fondation de la république populaire de Chine, en octobre 1949. Elle déteint sur quatre ou cinq générations. Certains événements sont montés en épingle, d’autres passés sous silence, d’autres encore sont devenus totalement tabous. Par exemple, la Révolution culturelle (1966-1976), ou le massacre par l’armée des manifestants du mouvement pro-démocratique de Tian’anmen, en juin 1989.
Ces manifestations rassemblant des millions de personnes s’étaient étendues sur tout le territoire chinois et avaient duré deux mois et demi. Il se trouve que j’ai couvert leur tragique dénouement pour le journal Libération, au milieu des balles qui sifflaient. Je sais donc de quoi je parle. Or, à plusieurs reprises entre 2010 et 2019, je me suis trouvé en face de jeunes chinois hyper sympas, mais totalement incrédules face à mon témoignage. Il fallait que je leur montre des photos de moi au milieu du massacre pour dissiper les fortes doses de propagande qu'ils avaient ingérées depuis l’enfance. Pour certains, le formatage était tel qu’ils refusaient d’accorder crédit à ce qui était pour eux une sorte de chose impossible. Et ce n’est qu’un exemple.
Pour l’essentiel, les Chinois ignorent leur propre histoire. Ils se sont bâti une identité frelatée sur la base d’une version manipulée des faits historiques propagée par un Parti communiste chinois, qui dispose d’un monopole presque total sur l’information.
Autre événement historique devenu tabou: la Grande famine, provoquée par les politiques collectivistes de Mao Zedong entre 1958 et 1962. Les autorités ôtaient le pain de la bouche des paysans pour nourrir les citadins et exporter des céréales à l’étranger. Le but: importer d'URSS des usines sidérurgiques clé en main. Selon les historiens, entre 36 et 45 millions de personnes ont péri.
Cette famine — la plus inouïe que la planète ait connue — est presque passée inaperçue à l’époque, car le pays était entièrement fermé. Les seules personnes autorisées en Chine étaient des sympathisants du pouvoir, qu’on menait par le bout du nez dans le cadre de visites guidées bien encadrées. Même François Mitterrand, qui passa un mois en Chine en 1961 (il était maire de Château-Chinon), n’y a vu que du bleu.
Ce n’est qu’en 1982 que la Grande famine de Mao fut redécouverte. Cette année-là, Pékin publia les données de son recensement de population. Des démographes américains eurent l’idée de comparer ces chiffres avec ceux du précédent de 1954. Grâce à l’informatique, nouveau à l’époque, leurs projections montraient sans ambiguïté un «trou» d'environ 50 millions de personnes. Les autorités chinoises se mordirent les doigts d’avoir publié ces données. Elles avaient naïvement fourni au monde les preuves de ce qu’il faut bien appeler un crime.
C’est à partir de là que des historiens chinois et étrangers se penchèrent sur cette politique délibérée de Mao: affamer les campagnes pour nourrir les villes. Néanmoins, les Chinois dans leur ensemble n’en ont pratiquement jamais rien su. Aujourd’hui, la censure règne partout: dans la presse, les manuels scolaires, et bien sûr les réseaux sociaux.
Le récit de Philippe Grangereau, «Une contre-histoire de la Chine», est à lire dans le 3e numéro de Kometa, «Fabriquer l'oubli», toujours en librairie ou sur commande. Et en ligne pour nos abonnés