«Il y a une heure, un missile russe s'est abattu sur ma ville [Kharkiv]. Cette fois, il a raté sa cible. Je travaille, j'écris une pièce, je fais du bénévolat à l'hôpital.»
Nous avions reçu la semaine dernière ce message d’Anna Gin, journaliste et autrice ukrainienne qui signe un texte dans notre premier numéro, à la rubrique «Je vous écris de…», – et prépare le suivant.
Prendre des nouvelles de ses autrices et auteurs, pour une revue, vous pensez sans doute que c’est une évidence. Chez Kometa, cela prend un sens particulier. «La vie de nos auteurs» sera une rubrique de cette newsletter et de notre site, lorsqu’il sera prêt (bientôt).
Quelques jours plus tard, nous sommes tombés sur un post Facebook d'Anna: «Le monde est devenu fou. En plein XXIe siècle, vous arrivez enfin à joindre votre fille au téléphone et vous hurlez toutes les deux au son des sirènes. La vôtre, celle de Kharkiv, et la sienne, celle de Tel Aviv. [...] J’ai envoyé ma fille en Israël il y a un an, pour qu’elle puisse vivre heureuse, loin des missiles russes…».
S’accroupir quand passe un avion
Inquiets, nous l’avons appelée hier. «Un jour calme à Kharkiv, dit Anna. Juste deux sirènes avant midi.» L’agitation est ailleurs. Sa fille de 23 ans est installée dans une petite ville au sud de Tel-Aviv, en direction de Gaza. «Elle me dit “je commençais enfin à cesser de m’accroupir quand passe un avion, de trembler lorsqu’il y a un sifflement”. Mais là, elle est dans un abri, comme moi les jours de bombardement. Je viens de raccrocher le téléphone. On se parle sans cesse depuis samedi [jour de l’attaque du Hamas]. Elle ne panique pas, elle est infiniment triste. Elle a trouvé un travail dans le marketing, elle se fait des amis, mais elle ne sait plus où sur terre chercher le bonheur.»
Au début de la guerre russe en Ukraine, en février 2022, la famille Gin était au complet. Le père, la mère, Anna, sa fille Alexandra et Gektor, le chien. Et puis la mère est morte. «Il y a les victimes directes de la guerre, dit Anna. Celles qui meurent sous les bombes russes ou sautent sur une mine. Ma mère fait partie des victimes indirectes, qui sont des milliers mais pas comptées dans les statistiques. Elle a eu un arrêt cardiaque quand un missile est tombé dans son jardin.»
Deux croix au cimetière
Lorsqu’elle va chercher le certificat de décès, Anna prend le ticket qui lui indique sa place dans la file d’attente. Il y a 302 personnes devant elle. 43 jours plus tard, son père meurt aussi. A nouveau, plus de 300 personnes dans la queue.
«Si c’est difficile? On était une famille très unie. On se soutenait dans les difficultés, on riait dans les moments de bonheur. Il y avait énormément d’amour. Maintenant, ma fille est au téléphone dans un autre pays en guerre et mes parents sont deux croix au cimetière.»
Le père était juif, si bien qu’Anna et sa fille ont des facilités pour aller et venir en Israël. «C’est moi qui ai forcé ma fille à partir, dit Anna. Je voulais qu’elle puisse profiter de la vie, à 23 ans, loin des bombes. J’ai toujours eu la possibilité d’émigrer. Cela va vous paraître du pathos, mais je suis ukrainienne, j’aime mon pays. Et puis je suis utile, ici.»
Des télés pour tous
En janvier cette année, Anna entend qu’un hôpital de Kharkiv cherche un grand poste de télévision pour son hall d’attente, «que les patients et les familles puissent au moins regarder des matchs de foot». Elle met un message sur Facebook. Après deux jours, elle a reçu de quoi acheter dix téléviseurs. Puis vingt. Elle a finalement pu en mettre dans chaque chambre. Depuis, elle aide les patients deux jours par semaine et achète tout ce qu’il faut grâce aux réseaux sociaux: du miel, des médicaments, des vêtements chauds.
Sa fille aimerait rentrer. «C’est hors de question. Elle ne mettra pas les pieds en Ukraine avant la fin de la guerre. C’est-à-dire la défaite russe.»