Dans mon appartement à Kyiv, l’électricité coupe très souvent. Et quand je lis les nouvelles, elles ne concernent que l’Ukraine. Autant vous dire que quand on enterre en continu des gens tués par des missiles ou des soldats morts au front, personne ne s’inquiète vraiment des élections, qu’elles soient européennes ou françaises.
Parmi mes amis, les plus idéalistes ont l’espoir que l'Union européenne «s'occupera» de l'Ukraine, qu'elle ne laissera pas la violence de la guerre se transformer en autoritarisme, qu'elle aidera à préserver la liberté d'expression dans le pays. A chaque fois que j'entends ces espoirs, je souffre, car le pays tout entier est tourné vers sa propre survie, et une guerre aussi impitoyable laisse peu de place aux discussions et à l'expression de la liberté d'opinion. Mais si les Ukrainiens se mettent à penser à la possibilité d'une Union européenne d'extrême droite, notre idéal d’une société plus progressiste disparaîtra.
Mais quand même, je dois dire que je me sens triste et déçue. Je comprends que le retour de la guerre et les différentes crises que vit l’Europe puissent pousser les électeurs vers des populistes, surtout de droite. Mais pour que ces stratégies réussissent, il n’y a pas besoin de crises, ni de guerres. Il suffit d’influencer habilement les complexes d'infériorité de chaque pays, et alors l’électeur est entre vos mains. C’est exactement ainsi que Poutine a réussi à séduire ses propres électeurs: avec un programme nationaliste et impérialiste.
Quant aux électeurs européens, ils semblent avoir oublié que les politiques populistes de droite ne cherchent pas à sortir de la crise. Elles creusent les fractures dans le tissu social et, en fin de compte, conduisent à la guerre. Si les électeurs veulent la paix, il est temps de se rappeler que le populisme de droite est en soi une guerre.
Ce que je vois de loin, c’est la fusion des positions des partis d'extrême droite et des partis pro-russes. Vous n'allez peut-être pas aimer ce que je vais dire... mais il me semble que pour la droite européenne, la sympathie pour la Russie n'est pas une question de principe. Il s'agit plutôt d'une réponse populiste aux craintes des électeurs européens devant une grande guerre.
Les pays qui ont essayé de résoudre diplomatiquement le conflit, notamment la France et l'Allemagne, n'ont pas pu empêcher l'invasion à grande échelle de l’Ukraine en 2022. Jusqu’à présent, aucune stratégie claire de résolution du conflit n'a été proposée. Chaque jour qui passe, de nouvelles vies sont perdues, la vie et le droit à la vie en lui-même sont menacés. Il y a une énorme inertie politique, qui consiste à trouver un «juste milieu» et conduit à ne pas s'impliquer dans la guerre, tout en évitant de jeter l'Ukraine dans les mains de l’agresseur. En conséquence, la guerre se poursuit et devient de plus en plus impitoyable pour les habitants de l’Ukraine. La communauté politique européenne espère sûrement que cette guerre se terminera d'elle-même. C'est comme regarder un feu en espérant qu’il finira par s'éteindre tout seul. En France ou ailleurs, les populistes de droite en profitent.
En Ukraine, la vie a changé en un jour, le 24 février 2022 [lire notre série d’entretiens]. Il est difficile d'imaginer à quelle vitesse un pays prospère peut devenir une zone sinistrée, avec quelle rapidité des gens perdent leurs droits fondamentaux dans une situation de guerre. Souhaitons alors que les électeurs français se souviennent que la politique existe encore? que la réalité vienne frapper à leur porte? Espérons que les Européens réalisent qu'ils ne bénéficient plus d'une sécurité durable et garantie? que des personnes à qui ils confient leur vote dépend non seulement la vie des habitants de mon pays, mais aussi la possibilité d’une paix juste sur notre continent?
L’Ukraine mène actuellement une guerre défensive, où des gens de droite et de gauche se retrouvent dans les mêmes bataillons, voire dans les mêmes tranchées. Les symboles et les partis communistes sont interdits, et il n’y a plus d’homme politique se revendiquant ouvertement à gauche: malheureusement, les opinions «de gauche» sont interprétées comme pro-soviétiques. Dans toute cette situation très complexe, les élections en Europe et en France sont interprétées presque exclusivement sous l’angle du soutien à l'Ukraine. Un jour, notre pays perdra ses illusions sur l’Europe. Mais pour cela il faut du temps, et la paix.
Yevgenia Belorusets, Il est 15h30 et nous sommes toujours vivants – Journal de guerre. Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni avec la collaboration de Françoise Mancip-Renaudie, Christian Bourgois Editeur, 150 p., 18€