La température est étonnamment douce à Dnipro, pour un 14 février. Vova marche en soutenant une grand-mère par le bras. Ils forment un couple étrange, lui avec sa jambe raide, son bandage autour de la main gauche, sa veste kaki, son pantalon noir de civil, et elle qui avance avec son petit sac à main à la vitesse d’un escargot. Il dit: «Je me sens comme Mowgli. Je suis un Indien dans une ville.»
Vova a 26 ans, il a grandi dans les tranchées. Grandir est le mot: il y a passé huit ans. Il a été forcé d’en sortir le 17 novembre dernier, quand plus de soixante types de son bataillon sont morts et que les survivants l’ont abandonné sur un champ de bataille du Donbass. «Ça tirait de partout, le commandant n’a pas voulu nous envoyer de voiture. Avec des soldats blessés, sans pieds, on s’aidait, on a marché cinq kilomètres.» Vova est allé seul à l’hôpital se faire amputer deux doigts. On lui a greffé un bout d’os de jambe. C’était l’usine, ou plutôt la boucherie: les chirurgiens avaient quinze minutes par blessé.
Le monde des morts
Vova cherche un petit restaurant où manger. Espérant nous faire plaisir, il a repéré un endroit avec des salades françaises. La nuit dernière, Dnipro a été violemment attaquée mais dans sa chambre d’hôpital, bercé par le bruit des explosions, Vova a bien dormi. Il y avait longtemps que ça ne lui était plus arrivé. «Je n’ai plus l’habitude du silence, ma vie est avec les soldats dans le monde des morts. J’ai perdu tellement d’amis au combat que j’ai peu à peu cessé de m’en faire.»
Anastasia a 86 ans. Elle écoute avec émotion ce jeune homme qui pourrait être son petit-fils, et qui a passé huit ans sous terre - elle répète, «huit ans, deux fois la Première Guerre mondiale». Une jeunesse dans la boue et une guerre de science-fiction. Parfois, un camarade crie: «À qui appartient l’oiseau?». La mort peut venir d’un drone. Dans les tranchées tout comme en cette Saint-Valentin, Vova, le patriote ukrainien, parle russe. C’est Anastasia qui traduit. La grand-mère offre ses services d’interprète en français, sa retraite d’ingénieure en bâtiment de 185 euros par mois ne lui suffit pas pour survivre.
La ruse de Staline
Anastasia est née au Petit-Clamart, près de Paris. Ses parents, résistants communistes, ont traversé la Seconde Guerre mondiale avant d’annoncer à leurs trois filles adolescentes que la famille allait «repeupler l’Union Soviétique», qui «avait payé un lourd tribut humain en sauvant l’Europe du nazisme». Partie en train avec d’autres communistes mais aussi des descendants de Russes «blancs» (anti-bolchéviques), Anastasia s’est retrouvée à Dnipro en 1952, à 14 ans. Un an avant sa mort, Staline continuait d’envoyer au Goulag ceux qui disaient que, quand même, la vie en France leur manquait. Anastasia raconte en plissant les yeux qu’elle en a vécu des trucs pas rigolos, mais qu’à son âge, elle ne pensait pas devoir traverser une nouvelle guerre comme ça.
C’est étrange de parler d’anniversaire, pour une guerre. Pour Anastasia, l’invasion de l’Ukraine remonte au 24 février 2022. Mais pour Vova, elle a commencé il y a dix ans, quand les Russes sont entrés chez lui, dans le Donbass. «Je me suis battu sans réussir à sauver notre maison. Le Donbass est perdu mais il faut protéger ce qui nous reste.» Vova vient de Schastya, qui veut dire «Bonheur» en ukrainien. À «Bonheur», il avait une bande de copains que la photographe française Marion Péhée a commencé à suivre il y a huit ans dans leurs jeux d’adolescents fauchés par la géopolitique. Ils sont devenus voyous ou soldats, patriotes ou collabos, héros ou disparus, mères ou martyres. Ils vivent en zone occupée, en Ukraine, en Russie ou à l’étranger. Les destins croisés des enfants perdus de «Bonheur» racontent une jeunesse ukrainienne, et c’est pour cette histoire (que vous retrouverez dans Kometa) que nous mangeons une salade française à Dnipro avec Vova.
Ne pas boire trop d'eau
Anastasia demande: «Tu ne bois pas d’eau, Vova?» Il répond non, enfin si, mais pas beaucoup, quelques petites gorgées seulement, parce que dans la tranchée, il lui arrive de ne pas boire de la journée. La première fois qu’il a été blessé, au dos en mars 2022, il a bu de l’eau pendant deux mois à l’hôpital, puis a eu beaucoup de mal à se réhabituer à ce manque. Donc là, il fait attention.
— Vova, tu es démobilisé! Un sniper ne peut pas retourner dans la tranchée avec une main en moins…
Il tique, semble réaliser.
— Au début, l’armée m’a déclaré mort. J’ai dû me battre pour faire reconnaître que j’étais vivant. Maintenant que je suis invalide, on ne veut plus de moi sur le front et j’attends ma pension depuis des mois.
— Près de chez moi, il y a un hôpital militaire et je croise les gars blessés à la supérette, dit Anastasia. Ils ne disent jamais rien. Toi, Vova, tu racontes tes fantômes. La guerre dans ta vie, c’est autre chose qu’à la télé.
Vova n’a personne pour prendre soin de lui. Le jour où il s’est engagé à 18 ans, il a fait croire à sa famille qu’il avait trouvé un travail d’ouvrier soudeur. «Moins on sait, mieux on dort. Une mère n’a pas envie d’imaginer son fils à la guerre.» Un ouvrier soudeur ne peut pas annoncer à une mère qu’il a trente éclats d’obus dans le corps. Il s’est marié en 2021 avec une jeune fille de Kyiv rencontrée en ligne. Un jour, il a demandé une permission pour lui rendre visite par surprise. Elle était chez elle avec un jeune homme en caleçon.
A l’heure de se séparer, Anastasia verse des larmes. Et Vova dit: «Cette journée avec vous, c’était comme un conte de fées.»
Lena Mauger, rédactrice en chef de Kometa