«J’ai écrit dans des conditions particulièrement peu propices, sur mes genoux, parmi des dizaines de personnes». C’est une lettre exceptionnelle que publie Kometa dans son premier numéro. 15 pages manuscrites en russe, des pattes de mouche annotées, raturées, sorties clandestinement d’une colonie pénitentiaire de Vladimir, à 200 km de Moscou. Son auteur s’appelle Alexeï Gorinov. Il a 61 ans, il est avocat et militant des droits de l’homme. Son crime? Avoir prononcé le mot interdit. Le 15 mars 2022, trois semaines après l’invasion de l’Ukraine par les chars russes, il a parlé de «guerre», au lieu «d’opération spéciale» lors d’un conseil municipal de Moscou et proposé une minute de silence. Ces séances ont été filmées, les dénonciations nombreuses.
Très vite, Alexeï Gorinov est inculpé. L’instruction pénale ne prend que six jours, une diligence inouïe pour la justice russe. Plus d’une vingtaine de milliers de Russes ont déjà été arrêtés lors de manifestation antiguerre et des milliers d’enquêtes judiciaires sont alors en cours, mais Alexeï est le premier de tout le pays à être condamné à de la prison ferme. «Et cela pour l’exemple, écrit-il. Voyez cet homme ordinaire, tout conseiller municipal qu’il est, eh bien, il s’en est pris pour sept ans après avoir dit ce qu’il pensait de la guerre. Songez à ce qui va vous arriver si vous ne tenez pas votre langue... [...] J’ai un regret. Si j’avais su à l’avance que mon bref discours allait prendre cette dimension disproportionnée [...], je m’y serais mieux préparé et j’aurais parlé avec plus de verve pour un public plus nombreux. Mais jamais je n’aurais imaginé que le pouvoir allait faire de moi une telle célébrité. [...].»
Dans la colonie pénitentiaire de Vladimir, Alexeï Gorinov, qui souffre d’une maladie pulmonaire, n’a jamais pu voir de médecin. Il n'a pas de compagnons de cellule. Il nous écrit: «Entre cinquante et soixante personnes cohabitent dans le dortoir. On ne parle pas ouvertement de Poutine ni de sa politique. Ceux qui sont contre la guerre ne s’expriment pas. Certains ne l’approuvent pas, mais considèrent qu’il faut aller jusqu’au bout de ce qu’on a commencé. [...] Des émissaires du groupe Wagner ont rendu visite à la colonie, leur deuxième passage en cinq mois. La dernière fois, ils ont emmené soixante-dix personnes à la guerre [la colonie compte 794 lits]. Cette fois, il y en a eu quarante. Dont ce détenu de 33 ans qui avait encore un an et demi à tirer, avec possibilité de libération conditionnelle. Je lui ai demandé s’il allait tuer d’autres hommes par conviction ou pour l’argent. Voici sa réponse: «Mes grands-pères se sont battus contre le fascisme. J’y vais pour en finir avec cette vermine et défendre la démocratie.» Ainsi fonctionne la propagande d’État. [...].»
«Que faire quand on est contre la guerre et le régime de Poutine? [...] Je reçois de nombreuses lettres de soutien des quatre coins du pays. Les gens m’écrivent leur désarroi [...]. Je n’ai pas de recettes secrètes. Il est évident que toute protestation publique contre la guerre sera réprimée avec diligence et sévérité [...]. Mais essayons au moins de rester nous-mêmes et de préserver notre part d’humanité.»