Une bourse Kometa pour des auteurs menacés ou en exil
Face au chaos qui bouleverse le monde – guerres, conflits, répressions – il est facile de se sentir impuissant. Pourtant, chez Kometa, nous croyons que chaque geste compte, surtout lorsqu’il s’agit de protéger et d’amplifier les voix qui résistent, créent et racontent. C’est pourquoi nous avons décidé de passer à l’action en lançant une bourse Kometa que nous avons intitulée D’autres voix que les nôtres, une initiative destinée à soutenir les auteurs et autrices souvent en exil ou confrontés à des régimes répressifs.
En leur offrant un soutien financier et une plateforme d’expression, nous voulons leur permettre de poursuivre leur travail créatif, essentiel pour témoigner, résister et rêver à un avenir différent. Ce programme a vocation à être soutenu par un ou plusieurs mécènes dont vous pouvez faire partie grâce à vos dons, avec l’objectif de faciliter les conditions de travail d’auteurs et de photographes, de les faire connaître d’un public plus large pour in fine encourager le débat démocratique.
Notre premier boursier est le journaliste russe d’investigation Dmitry Velikovsky, qui a bénéficié du soutien d’Olivier Legrain. Chaque dernier jeudi du mois, nous lui proposons d’animer notre newsletter, en mettant en avant une actu ou un fait culturel de Russie qui l’a marqué.
Bonjour, c’est Dmitry Velikovsky
Je suis journaliste d'investigation et je réside actuellement en France. Je travaille pour le consortium de journalistes OCCRP etiStories, un média russe aujourd'hui en exil, mais toujours bien vivant. Au fil des ans, j'ai joué plusieurs rôles journalistiques – observateur, reporter sur le terrain, producteur de documentaires – mais ces dernières années, je me suis surtout concentré sur les enquêtes. Mes articles ont été publiés dans de nombreux médias russophones, mais j'ai également collaboré avec plusieurs médias internationaux, dont le Washington Post, la BBC, Vice, Aftonbladet, RTS, France 24, etc.
Le bon côté des choses, c'est que j'aime mon travail, qui est à la fois captivant et doté d'une certaine valeur intrinsèque. Parfois, il peut aussi être gratifiant. Il m'a valu un certain nombre de récompenses très respectées: European Press Prize, Sigma Award, prix George Polk et un certain nombre d'autres qui brillent aujourd'hui sur mon CV. J'ai même reçu 1/370 du prix Pulitzer pour les Panama Papers. La gloire, n’est-ce pas?!
Mais il n'y a pas de prose sans épines. Hélas, rester en Russie et être un journaliste digne de ce nom sont devenus deux concepts mutuellement exclusifs. Mes médias ont été qualifiés d'«agents étrangers» et d’«organisations indésirables». Personnellement, je suis également un «agent étranger», mes comptes bancaires sont gelés. Même ma voiture figure sur une «wantedlist» et doit être saisie si on la trouve. Apparemment, il en va de même pour moi. Ma famille a donc dû quitter la Russie pour de bon. C'est un prix énorme à payer pour être journaliste. Un prix modeste pour être soi-même.
L'un des principaux sujets de ces dernières semaines pour moi est bien sûr les négociations de paix entre la Russie et les États-Unis, avec la participation accessoire de l'Ukraine. Semblant tirées des Caprices de Goya, ces séries de discussions produisent une impression stupéfiante. Apparemment, ce que nous voyons, ce sont deux «godfather régimes» parfaitement alignés en train de se partager l'Ukraine.
— Je vais prendre les ports et les terres rares. Les centrales nucléaires aussi, j'en aurai besoin pour le développement et les fermes de minage de crypto-monnaies. Et toi? La terre, le charbon, le métal et cette jolie péninsule, ça te dit?
— Ça ira. Du moins pour l'instant. Mais n'oublie pas les conditions : pas d'aide militaire à ces salauds, pas d'OTAN, rien. Laisse-les pourrir. Oh, encore une chose. Les élections. Nous devons remplacer ce comédien têtu par quelqu'un de flexible. Quelqu'un qui sait comment porter un costume.
Le reste est laissé à l'Ukraine.
Portrait d'ami
Envoyé spécial des États-Unis et ami personnel de Donald Trump, Steve Witkoff a décrit ainsi la conversation téléphonique que Trump a eu récemment avec Vladimir Poutine: «Ces deux grands leaders se sont réunis pour le bien de l'humanité.» Dans une autreinterview, chargé de négocier la « paix mondiale », il a ajouté quelques détails émouvants qui ont ensuite été largementpartagés à la télévision russe :
«[Poutine] m'a raconté comment, lorsque le président [Trump] a été blessé par balle, il s'est rendu à son église locale et a rencontré son prêtre pour prier pour lui, non pas parce qu'il était le président des États-Unis ou qu'il pourrait le devenir, mais parce qu'ils avaient un lien d’amitié et qu'il voulait prier pour son ami. (…) Le président Poutine avait commandé un magnifique portrait du président Trump à un grand artiste russe et me l'avait donné en me demandant de lui rapporter, ce que j'ai fait. Ce fut un moment très gracieux.»
Aucun moment gracieux avec Zelensky, oui, on s'en souvient.
Steve Witkoff.
Morituri te salutant
À l’heure où j'écris ces lignes, une nouvelle série de pourparlers se déroule en Arabie saoudite. Les personnalités marquantes des envoyés, tant russes qu’américains, pourraient nous éclairer sur l'issue éventuelle de ces négociations.
La délégation américaine est dirigée par Michael Anton, essayiste passionné de Machiavel, récemment nommé directeur de la planification politique au département d'État. Il est connu pour sespoints de vue pragmatiques sur les engagements mondiaux des États-Unis: «La position de l'Amérique envers Taïwan est une relique de la guerre froide. (...) La meilleure chose pour Taïwan et les États-Unis est de préserver le statu quo le plus longtemps possible. Mais aucun intérêt national américain fondamental ne nous obligerait à entrer en guerre pour Taïwan.»
Michael Anton est une personne qui a inventé le concept de «césarisme», censé décrire l'ordre futur de l'État américain. Selon Anton, il s'agit d'«une forme de régime unipersonnel: à mi-chemin entre la monarchie et la tyrannie». L'idée d'un «César rouge» (couleurs des républicains) gouvernant unilatéralement l'Amérique promulguée par Anton est devenue populaire parmi les idéologues de droite qui ont ensuite formé le noyau de l'équipe gouvernementale de Trump. Le terme a bien vieilli et nous en voyons maintenant l'application.
Besseda, responsable irresponsable
L'un des chefs de la délégation russe est Sergueï Besseda, un officier de haut rang du FSB, aujourd'hui conseiller de son directeur. Pendant de nombreuses années, Besseda a dirigé le Service d'information opérationnelle et des relations internationales du FSB, sa branche responsable des opérations extérieures, principalement dans les pays post-soviétiques, mais aussi ailleurs.
Sonrôle habituel consistait soit à soutenir un régime favorable au Kremlin, soit à subvertir et renverser un régime hostile. Dans ces deux cas, Beseda a été repéré – et a lamentablement échoué – en Ukraine. D'abord en 2014, alors qu'il essayait de maintenir le président de l'époque, Ianoukovitch, au pouvoir pendant la révolution de Maïdan et la fusillade de dizaines de manifestants qui s'en est suivie. En 2022, ce sont les informations trompeuses fournies au Kremlin par le service de Besseda quisont devenues l'une des raisons pour lesquelles la Russie s'est lancée dans une invasion à grande échelle.
Il n'est pas étonnant que les Ukrainiens considèrent que Besseda est l'un des pires ennemis de leur pays. Le fait de l'envoyer discuter du sort de l'Ukraine avec l'émissaire du César rouge montre clairement l'attitude inchangée d’un autre César rouge, Vladimir Vladimirovitch Poutine, envers les Ukrainiens. Mais pas seulement envers les Ukrainiens.
Processus en cours
Tout comme son homologue transatlantique, le maître du Kremlin est plutôt constant dans son arrogance et ses réprimandes envers les petits pays. Il y a quelques jours, alors qu'il prononçait un discours lors d'un rassemblement d'entrepreneurs russes, il a réitéré l'idée que la plupart des pays européens «ont perdu leur souveraineté» et s'est interrogé sur le G7 (communément appelé «Big Seven» en Russie). «Pourquoi est-il grand? Ce n'est pas clair. Qu'est-ce qui est grand là-bas? Où que vous regardiez, il est à peine visible sur la carte», a-t-il déclaré. Pendant ce temps, en Amérique et en Russie, certains processus sont déjà bien adaptés aux futurs accords. Le ministère américain de la Justicea démantelé un groupe qui traquait les actifs des oligarques pro-Kremlin et d'autres entités sanctionnées. Plusieurs agences de sécurité nationale américaines ainsi que le Pentagone ont arrêté de travailler sur un effort coordonné pour contrer le sabotage, la désinformation et les cyberattaques russes.
Le Département d'État a abandonné une opération de trois ans visant à retrouver des enfants ukrainiens enlevés par la Russie, ainsi qu'une base de données contenant toutes ses conclusions. L'aide militaire et en matière de renseignement à l'Ukraine a été reprise, mais de toute évidence pas pour longtemps.
Le président russe lors d'une rencontre avec des entrepreneurs, à Moscou, le 18 mars.
Zéro concession… sauf immobilière
Le Kremlin, de son côté, semble être la seule partie qui n'ait jusqu'à présent eu aucune raison de faire des concessions. Il continue donc simplement à suivre sa propre voie. Un million d'enfants sont forcés de se porter volontaires pour jouer à une sorte de jeu militaire. Le recrutement d'adultes pour partir en guerrese poursuit à un rythme régulier.
Les écoles russes qui n'ont pas encore remplacé les cartes d'avant-guerre sont contraintes par les procureurs d'en acheter de nouvelles, qui feraient apparaître les régions ukrainiennes comme faisant partie de la Russie. Les écoles locales des villages et des petites municipalités affirment qu'elles n'ont pas les moyens de le faire, mais cela n'aide pas devant les tribunaux.
Et Dom.RF, l'agence nationale pour le développement du logement et les prêts hypothécaires, a récemment mis à jour sa liste des localités où l'État russe pourrait subventionner ces prêts. Elleinclut désormais non seulement les lieux capturés par l'armée russe, mais aussi certains qui sont encore sous contrôle ukrainien, comme Slavyansk et Kherson.
Âge d’or et endroit sombre
Parallèlement, les autorités d'occupation russes ont renommé plus d'une centaine de rues de Marioupolannexée avec des noms soviétiques. L'avenue de la Paix est redevenue l'avenue Lénine, et la place de la Liberté... oui, vous avez deviné: la place Lénine. Même l'épouse de Lénine,Nadejda Krupskaïa, a fait un retour topographique improbable.
«Comme jamais auparavant» – ainsi que Trump aime à le répéter en annonçant l'arrivée de son âge d'or scintillant. D'ailleurs, cette rengaine trumpienne a récemment été reprise par Poutine, avec une accentuation légèrement différente cependant. «Ce ne sera plus jamais pareil, a-t-il déclaré en s'adressant aux entrepreneurs russes, vous ne devriez pas l'espérer.»
A-t-il l'impression que son âge d'or est déjà révolu? Et pourquoi le croirait-il? Comme l'a dit Dostoïevski, «l'âme russe est un endroit sombre, pour beaucoup c'est un endroit sombre».
Des images collectées par Human Rights Watch témoignant de la destruction de Marioupol.
Née du choc du retour de la guerre sur le continent européen, Kometa raconte le monde partout où il bascule, de l’intérieur, à travers les regards de celles et ceux qui le vivent. La revue fête sa première année et grandit grâce à vous, en passant de 4 à 6 numéros par an en 2025.
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L'agenda
Lundi 7 avril
2e Kometa Comedy Club !
Après une première édition à guichets fermés, le Kometa Comedy Club revient au Théâtre Fontaine, à Paris, pour célébrer la sortie de son 6e numéro: «Même les tyrans ont peur des femmes». Sur scène, journalistes et humoristes raconteront côte à côte les grands basculements du monde de l’Afghanistan à l’Iran, de la Russie aux États-Unis et du Rwanda à la France.
Rencontre avec la dessinatrice Emil Ferris, animée par Laure Adler
Emil Ferris revient avec son dessin au stylo bille et son univers gothique et pop. À l’occasion de la publication du second tome de Moi, ce que j’aime c’est les monstres, elle débarque à Paris lors d'une soirée à la Maison de la poésie animée par la journaliste et essayiste Laure Adler, marraine de notre nouveau numéro «Même les tyrans ont peur des femmes». Une rencontre «monstre» à ne pas rater !