Je suis journaliste à la télé et à la radio de service public, ancienne directrice de France Culture (de 1999 à 2005), étudiante à la retraite, autrice de livres consacrés à l’histoire des femmes, notamment Sur les pas d’Hannah Arendt (Gallimard), d’une biographie de Marguerite Duras (Gallimard, prix Femina de l’essai) et des essais autour des «femmes dangereuses». Dernier ouvrage paru : La Voix des femmes, chez Grasset, en octobre 2024. Je suis la marraine du numéro 6 de Kometa, «Même les tyrans ont peur des femmes».
Depuis quelques semaines, un cauchemar me réveille en pleine nuit. Je me rendors rassérénée en me disant que ce n’est qu’un rêve. Au réveil, souvenir du cauchemar et réel se confondent : mon cauchemar de la nuit est bien la réalité dans laquelle nous vivons. Oui, je vis un cauchemar le jour, les yeux ouverts, la nuit, les yeux fermés.
Depuis la fin de mon adolescence – période au cours de laquelle j’ai commencé à m’intéresser à ce qui m’environne –, jamais je n’ai ressenti un tel désarroi, une telle inquiétude, une telle colère vaine et inefficace devant cette désorientation du monde. Les valeurs humaines sont remises en question sans que cela pose de problèmes, ni moraux ni politiques. Ce qui nous tient ensemble en société, aussi bien dans nos forces que dans nos fragilités et notre solidarité, explose sans provoquer réactions ou émois particuliers. Dans notre tête, le catastrophisme s’infiltre doucement, souvent accompagné d’une des pires solutions : l’attentisme.
Restons éveillés
C’est justement ce que souhaitent ceux qui veulent nous imposer leur nouvel ordre moral: nous endormir. Ce n’est pas un hasard si les gens réveillés, les infâmes «wokistes », sont une de leurs cibles privilégiées. Comme les femmes, les étrangers, les trans, tous ceux qui peuvent perturber les assises de leur ordonnancement. Violence et répression, appropriation et interdiction, emprisonnement et effacement des différences, libertarisme et absence de légitimité. Ce n’est pas seulement un business plan, c’est une menace réelle contre notre existence. Ils veulent aller ailleurs, conquérir de nouveaux espaces extérieurs comme intérieur.
Car ce n’est pas seulement de profit qu’ils se soucient, mais d’une nouvelle configuration des rapports humains eux-mêmes dessinant des types de sociétés régies par d’anciens et de nouveaux principes de domination: celles, très anciennes, telle la domination masculine, réactivée comme fondamentale et revisitée à la sauce masculiniste blanche pour asseoir un ordre prétendument naturel; celles, plus contemporaines, d’une appropriation de tous les moyens de communication, appuyée sur l’usage efficace de l’immatérialité qui reproduit de l’homogène et de l’identique, tuant dans l’œuf nos manières de penser la contradiction, l’argumentation, la complexité, la nuance, la différence.
Les femmes encore en première ligne
La vérité ne devient qu’un avis, une opinion, le plus souvent transitoire et ringarde, qui n’a même pas besoin d’être invoquée. Qu’avons-nous fait pour autoriser les puissants – de plus en plus nombreux – de ce nouveau monde autoritaire à nous diriger? Sommes-nous enmanque d’autorité ? Comment et pourquoi notre langue même s’en trouve affectée – infectée – sans que nous y prenions garde? Pourquoi une large majorité donne-t-elle son assentiment à ces transgressions de la loi et de la justice, dont nous savons en même temps qu’elles nous sont nécessaires? Sur l’autel de ces sacrifiées, les femmes sont, hélas, encore en première ligne, et ce numéro permet d’en percevoir la réalité, comme en Iran ou en Afghanistan, où elles sont niées comme sujets.
De quoi Trump est-il le nom? Pourquoi a-t-il été élu? Par qui? Y compris par des personnes qu’il n’a pas hésité à insulter ? Que comprendre? Comment comprendre? Pourquoi le RETOUR de Trump et à quel prix? Siri Hustvedt, intellectuelle américaine majeure, a accepté de tenir un journal intime avant et après son investiture. Elle aussi fait des cauchemars. Nous ne sommes pas les seules. Restons de plus en plus éveillés. Pas de défaitisme mais bien au contraire de l’action fondée sur l’observation de ce nouveau réel que nous pouvons encore transformer en restant en accord avec nous-mêmes. Vive Kant, sa loi morale à l’intérieur de chacun de nous et le ciel étoilé au-dessus de nous. Le ciel est encore là et nous aussi.
Le retour de la haine de l’Autre, des autres. L’invasion de l’Ukraine en février 2022, les massacres commis par le Hamas le 7 octobre 2023 en Israël.
La personnalité que j’ai retenue
Volodymyr Zelensky pour son courage, son intelligence, sa détermination, sa volonté de changer les codes du politique, pour nous faire espérer justement à un changement du politique comme agora, avec représentativité accrue des citoyens et considération de tout ce que fait chaque jour la société civile par l’associatif et le bénévolat.
Un film que je recommande
Jeunes mères, de Jean-Pierre et Luc dardenne, qui sortira sur les écrans le 25 mars. Jessica, Perla, Julie, Ariane et Naïma sont hébergées dans une maison maternelle qui les aide dans leur vie de jeune mère. Cinq adolescentes qui ont l’espoir de parvenir à une vie meilleure pour elles-mêmes et pour leur enfant.
Un livre
Chimamanda Ngozi Adichie, L’Inventaire des rêves, paru en mars chez Gallimard. Encore une œuvre qui parle de femmes, ici quatre femmes puissantes venues d'Afrique de l'Ouest dont les destins et les rêves s'entremêlent.
Une phrase qui m'inspire
« Deux choses remplissent l’âme d’une admiration et d’un respect toujours renaissants et qui s’accroissent à mesure que la pensée y revient plus souvent et s’y applique d’avantage : le ciel étoilé au-dessus de nous, la loi morale au-dedans. »
Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique (1788)
Notre prochain évènement ! En présence d'Eva Bester
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