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Bonjour, je suis Olena Zenchenko. Le musée que je dirige à Kyiv est unique en son genre: le Museum of Stolen Art, un lieu virtuel qui recense les œuvres pillées par l'armée russe en Ukraine. Dans «A l'Est, du nouveau», la newsletter de Kometa, je vous raconte ma lutte contre la spoliation de notre patrimoine.

Et au programme aussi:

  • Une image de la photographe Nanna Heitmann

  • Un redécouverte musicale de Michka Assayas en Bulgarie


«Nous nous sommes tous trompés»

Capture d'écran du Museum of Stolen Art | © museumofstolen.art

Comme la plupart des Ukrainiens, j'avais l'illusion que la guerre moderne serait différente. Nous pensions que les ONG de protection du patrimoine culturel, les conventions internationales, les nouvelles technologies et les études postcoloniales allaient nous faire entrer dans une nouvelle ère. Force est de constater que nous nous sommes tous trompés. Surtout en ce qui concerne la Russie et la nature de son agression.

Alors que l'armée russe massacre des civils, déporte des enfants en masse et lance des missiles sur nos villes chaque jour, il est bien difficile de parler de la préservation du patrimoine culturel et historique. Mais la destruction, ou plutôt l'effacement de l'histoire et de l'identité ukrainienne peut aider à mieux comprendre les ambitions de la Russie dans cette guerre. Des rues qui changent de nom, des pièces de musées transférées vers la Russie au nom d'une «évacuation d'objets de valeur»... dans nos territoires occupés, les preuves de l'élimination des signes d'ukraïnité sont nombreuses. 

Dans leurs rapports de propagande, les «journalistes du Kremlin» ont d'ores et déjà dit que ces objets étaient destinés à réapprovisionner le fond des musées nationaux. En 2022, la Fédération de Russie a officiellement légalisé «l'appropriation culturelle». Les musées ont désormais le droit d'inscrire dans leurs registres des objets qui proviennent historiquement des régions occupées. Et d'effacer ainsi toute trace de leur origine ukrainienne.

Nos musées sont non seulement pillés, mais aussi détruits par des bombardements ciblés. Selon les statistiques officielles du ministère ukrainien de la Culture, la Russie a détruit ou endommagé 945 sites culturels entre le 24 février 2022 et le 25 février 2024. Le musée commémoratif de Hryhorii Skovroda et le musée d'histoire locale d'Ivankiv, dans la région de Kyiv, ont été incendiés. Par miracle, les habitants ont sauvé des œuvres uniques de la peintre Maria Pryimachenko. Le musée Roman Shukhevych a lui aussi été détruit — alors qu'il se trouve à plus de 1000 km du front.

Tout ce qui ne correspond pas au récit de la continuité de l'Empire russe est supprimé. Pour moi, l'exemple le plus frappant a été la démolition de la plaque célébrant le 500e anniversaire des Cosaques ukrainiens à Marioupol. Elle se situait précisément là où l'ancienne forteresse cosaque était censée se trouver: un petit cube discret, au centre de la place. Personne ne savait comment cette plaque avait pu survivre au siège de la ville, pratiquement rayée de la carte par les bombardements. Pourtant, après un an d'occupation, les Russes l'ont délibérément fait exploser.

Ce lieu est un marqueur de l'identité ukrainienne et met à mal les mythes de la propagande russe sur l'appartenance originelle du territoire ukrainien à l'Empire russe puis à l'URSS. Cette destruction s'inscrit dans une campagne plus large de russification et de remplacement de la population locale par des nouveaux venus de l'arrière-pays russe. Poutine veut que nous ne soyions plus là du tout. Que nous n'existions plus.

Avec mon ami Les Yakymchuk, nous avons été bouleversés en apprenant le pillage des musées de Kherson, juste avant la libération de la ville. On se demandait comment faire face à ce que nous avions déjà perdu. Alors, nous est venue l'idée d'une nouvelle méthode pour attirer l'attention sur ces événements. Le projet du Museum of Stolen Art est né de toutes ces discussions. Il s'agit d'un musée en ligne, un espace interactif où chacun, à l'aide de son avatar, peut entrer et se promener à travers une exposition d'œuvres d'art. Cette exposition n'est pas disponible dans la vie réelle, et pour cause: toutes ces œuvres ont été volées ou définitivement détruites.

Notre premier projet d'espace est consacré à Marioupol, en particulier au musée Arkhip Kouïndji, détruit et dont les Russes ont volé la plus précieuse collection. Puisque les propagandistes du Kremlin ont documenté toutes leurs actions (notamment dans des reportages sur les chaînes russes), nous avons pu identifier les œuvres pillées. Des étrangers voudront peut-être en savoir plus sur l'ampleur des pertes culturelles ukrainiennes. Et peut-être même nous soutenir lorsque viendra le temps de la restitution.

Pour l’instant, l'exposition ne montre qu'une petite partie de l'art volé à Marioupol. Le musée regroupera bientôt davantage d'objets, reconstitués en coopération avec des historiens locaux. Il y aura aussi des espaces pour d'autres territoires qui ont souffert de la politique de déplacement culturel: Kherson, Kharkiv, Zaporizhzhia, Donetsk, Luhansk et la Crimée.

Avant l’invasion à grande échelle de 2022, la Russie exposait déjà dans ses musées de nombreux trésors ukrainiens emportés à l'époque de l'Empire. J'en ai récemment discuté avec des scientifiques de l'Union des Archéologues Ukrainiens. Depuis des siècles, nos biens culturels sont spoliés. Pour y répondre, nous voulons sensibiliser les Européens pour les retrouver. Mais il faut être réaliste, nous avons encore énormément de travail, et pour de nombreuses années.

En lançant le Museum of Stolen Art, l’une de nos premières idées était d'exiger la restitution immédiate des biens volés. Aujourd'hui, cette idée était puérile et naïve. Forcer la Russie à restituer? C'est impossible. Tant qu’elle ne le décidera pas elle-même, nous ne retrouverons pas nos biens. Cela nécessitera non seulement un consensus international, mais aussi une démocratisation de la Russie elle-même. Pour l’instant, la guerre dure depuis plus de deux ans et malgré la stabilisation de la ligne de front, nous nous préparons à de nouvelles offensives russes, et à de nouvelles pertes au sein de notre patrimoine national.

Découvrir le Museum of Stolen Art au cœur de la thématique du numéro de Kometa, «Fabriquer l'oubli». Le sommaire est ici

Et à lire dans la revue:


Le regard de Kometa

Cérémonie dans une école militaire de cadets à Moscou | © Nanna Heitmann/Magnum Photos

La photographe russe Nana Heitmann a pris cette photo à Moscou, le 18 mai 2023. De jeunes recrues défilent dans la cour de leur académie, lors de la «cérémonie de la dernière cloche» dans une école militaire de cadets à Moscou. La célébration a lieu juste après la fin des études, mais avant les examens finaux. Alors que la guerre en Ukraine se poursuit, des cours et des activités extra-scolaires, consacrés à des thèmes militaires et au patriotisme, sont proposés dans toute la Russie.

Ces efforts s'inscrivent dans le cadre d'une vaste campagne menée par le Kremlin pour militariser la société russe, inciter les générations futures à vénérer l'armée et renforcer le discours du président Vladimir Poutine, selon lequel «une fois de plus, une véritable guerre a été déclenchée contre notre patrie».

Dans le 3e numéro de Kometa, les images de Nanna Heitmann accompagnent 3 entretiens consacrés à l'écriture de l'histoire dans les manuels scolaires: à découvrir en librairie, sur commande ou en ligne pour nos abonnés


Michka Assayas vous recommande…

Le critique musical Michka Assayas compose une playlist en lien avec la thématique du numéro de Kometa. Pour «Fabriquer l'oubli», il rappelle à notre mémoire l'album Le Mystère des voix bulgares

L'album paru en 1975 était destiné à un public féru d’exotisme musical. Il réunissait les enregistrements d’une chorale féminine d’Europe centrale dénichée par un couple de musicologues suisses. Découvert par hasard par Peter Murphy, le chanteur de Bauhaus, un groupe de rock gothique anglais, le disque a été sauvé de l’oubli et réédité en 1986. Il présentait, de fait, une musique inouïe. Un orchestrateur bulgare marqué par l’avant-garde avait eu l’idée de greffer à des chants traditionnels les dissonances de Debussy et les recherches atonales de Schönberg. Une rencontre poétique détonnante qui n’en finit pas d’envoûter.


Les 2 séries de l'été

  • «Mon appartement fantôme». Parce qu'il parie sur l'avenir de l'Ukraine et qu'il aime ce pays, notre directeur de la publication, Serge Michel, a acheté un petit appartement à Mykolaïv, une ville industrielle située entre Kherson et Odessa. Mais une fois sur place pour signer l'achat et repeindre les murs, les surprises se multiplient. Tout l'été, suivez les aventures de cet Helvète intrépide.
  • «Ce qui nous manque». L'art de la photographie fait réapparaître ce qui, à peine le cliché pris, a déjà disparu. En une image de leur choix, Szabolcs Barakonyi (Hongrie), Tatsiana Tkachova (Bélarus), Martin Kollar (Slovaquie), Elena Chernyshova (Russie), Valéry Poshtarov (Bulgarie) et Oksana Yushko (Ukraine) racontent un moment, un lieu, une personne, un objet qu'ils aimeraient retrouver. Une série de 6 voyages à travers la mémoire et les mondes de l'Est.

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