Je suis réalisatrice, journaliste, voyageuse impénitente. L’ailleurs comme nécessité impérieuse, vitale.
J’ai vécu dix ans en Russie, pays adopté dès mon adolescence, pays désormais inaccessible. J’ai passé beaucoup de temps en Tchétchénie, cette terre meurtrie par des années de terreur. J’y ai réalisé Tchétchénie une guerre sans traces, Chronique d’une disparition et Naître à Grozny. Puis je me suis tournée vers l’Iran avec Chronique d’un Iran interdit, vers l’Afghanistan, le Yémen, et la Syrie avec Syrie, le cri étouffé, sur le viol comme arme de guerre dans les geôles de Bachar el-Assad. Une dictature ordinaire se penchait sur la Bélarus. Plus récemment, j’ai passé beaucoup de temps en Ukraine pour le documentaire que j’ai coréalisé avec Ksenia Bolchakova :Ukraine, sur les traces des bourreaux.
J’aime emprunter les chemins de traverse, les routes clandestines, franchir les frontières interdites, pour partir à la rencontre de femmes et d’hommes dont les voix sont étouffées. J’ai une obsession pour les pays oubliés, fermés, que nos regards lassés ont abandonné. Filmer pour lutter contre l’oubli. Filmer malgré la censure, filmer les souffles de résistance, recueillir les paroles qui osent jaillir l’espace d’une rencontre. Dans ces ténèbres naissent des espaces imaginaires de liberté, des échanges bouleversants d’intensité, des paroles et des chants indomptés, des liens à vie.
Mon article dans Kometa : «Sacha, la fille aux étiquettes»
Ma première rencontre avec Alexandra Skotchilenko, dite Sacha, a été la lecture de ce que dans les tribunaux russe on appelle le «posledni slov», le dernier mot. Celui de l’accusé avant qu’il ne disparaisse dans les geôles de Poutine.
Le texte de Sacha avait une force inouïe, une parole résolument libre, indomptable. Les mots d’une femme qui, comme elle le dit, représente «tout ce que déteste Poutine». Ne pouvant me rendre en Russie, J’ai alors commencé à regarder toutes les vidéos accessibles sur les réseaux sociaux du procès de cette jeune femme artiste de Saint-Pterbourg, trop libre pour le pouvoir russe.
Sœur de sourire
Son sourire permanent au fil de son procès face aux juges m’a tout de suite fascinée, cet ultime défi au système, pendant des mois et des mois, jusqu’au jour de la sentence. Artiste underground, contestataire, lesbienne, contre la guerre en Ukraine. Cette liberté revendiquée devait être matée coûte que coûte, Sacha la rebelle a été condamnée à 7 ans de prison pour avoir collé sur des produits de consommation dans un supermarché des étiquettes avec le nombre de morts en Ukraine, outrage absolu, trahison patriotique pour le Kremlin.
Extraits d’étiquettes écrites par Sacha. De haut en bas et de gauche à droite : «Des conscrits russes sont envoyés en Ukraine. Le prix de cette guerre est la vie de nos enfants.» «L’armée russe a bombardé l’école d’art de Marioupol. Environ 400 personnes s’y cachaient pour échapper aux bombardements.» «Arrêtez la guerre ! Au cours des trois premiers jours, 4 300 soldats russes ont été tués. Pourquoi la télévision n’en parle-t‑elle pas?» «Mon arrière-grand-père a participé à la Grande Guerre patriotique pendant quatre ans, ce n’est pas pour que la Russie devienne un état fasciste et attaque l’Ukraine.» «Cela fait vingt ans que Poutine nous ment sur les écrans de télévision. Le résultat de ce mensonge est que nous sommes prêts à justifier la guerre et les morts insensées.»
J’ai voulu raconter le destin de Sacha dans un film dont je termine actuellement le montage. J’ai filmé sa mère Nadiejda, réfugiée en région parisienne, qui s’est battue pendant près de trois ans pour sa fille. J’ai découvert les dessins qu’elle a faits en captivité. J’ai suivi et sauvegardé toutes les photos, les vidéos de son procès filmées par ses proches, par sa compagne, Sonia.
Plus forte que le système
Sur les images, en plein procès, Sacha et Sonia osent montrer leur amour dans un pays où cet amour-là est désormais interdit. Sacha et Sonia le clament dans l’enceinte du tribunal, elles se moquent des regards méprisants des policiers, des juges. Ce sont deux femmes libres qui s’aiment, et qui sont contre la guerre en Ukraine. Tout les condamne.
Mais Sacha est plus forte que le système. Elle devient le symbole de la répression du régime contre ses citoyens, une icône dont les mots et les dessins parviennent à percer les murs de sa prison. Contre toute attente, alors qu’elle allait être transférée dans une prison pour femmes à des centaines de kilomètres de Saint-Pétersbourg et de Sonia, Sacha est libérée le 1er août 2024 dans le plus grand échange de prisonniers depuis la guerre froide.
Dessin d’Alexandra Skotchilenko effectué en prison.
Je la retrouve en septembre à une heure de Berlin dans une résidence d’artistes. Impressionnée de la rencontrer enfin. Je la distingue au loin dans le parc de la résidence, elle marche en jouant de la flûte, elle ferme les yeux, elle semble flotter . Sonia la regarde, elle veille.
Sacha, encore étourdie d’être sortie de prison, dépassée par les centaines de journalistes du monde entier qui veulent l’interviewer. Loin de la frénésie médiatique, elle veut désormais créer, composer, dessiner. Être près de Sonia et vivre leur amour au grand jour.
Sacha, une femme libre.
L’info que j’ai retenue
La révolte en Géorgie. Elle dure depuis 150 jours, magnifique, pacifique, déterminée. Ignorée, peu relayée médiatiquement, elle est pourtant essentielle. Ces derniers temps le parti au pouvoir prorusse a fait adopter des lois inspirées par celles du Kremlin, loi contre les agents de l’étranger, lois anti-LGBT, et le processus d’intégration à l’Europe a été stoppé. Depuis novembre, des milliers de Géorgiens manifestent chaque jour à travers le pays pour revendiquer leur rêve d’Europe. Ils luttent contre la russification de leur pays. Une lutte existentielle, à laquelle j'ai consacré un reportage : Géorgie : le rêve d'Europe envolé ?, diffusé par Arte.
La date qui m’a marquée
Le 7 octobre 2006. Mon amie la journaliste de Novaïa GazetaAnna Politkovskaïa est assassinée dans le hall de son immeuble. Le jour de l’anniversaire de Poutine. Anna écrivait sans relâche pour dénoncer les crimes du pouvoir russe en Tchétchénie. En relisant ses livres aujourd’hui , on se rend compte à quel point elle avait tout prédit sur la nature du régime.
Un film que je recommande
No Other Land, film documentaire qui traite de l'occupation israélienne en Cisjordanie, réalisé en 2024 par Yuval Abraham, Basel Adra, Hamdan Ballal et Rachel Szor, un film essentiel réalisé par des cinéastes israéliens et palestiniens. Oscar du meilleur documentaire 2025.
Un livre
Badjens de Delphine Minoui (Seuil, 2024). L'histoire se déroule à Chiraz, en Iran, au cœur de la révolte « Femme, Vie, Liberté ». Un livre comme un cri. Le cri de révolte bouleversant d’une jeune fille iranienne de 16 ans assoiffée de liberté, qui s’affranchit de la peur, écoute de la musique interdite, se réapproprie son corps, ses cheveux, son identité de femme et s’empare des mots. Badjens , la bad girl, la rebelle (bad-jens: littéralement, mauvais genre. En persan de tous les jours: espiègle ou effrontée), brise les chaînes , enlève le voile et gagne sa liberté, debout et fière, jusqu’au bout. Un récit intime bouleversant. Un hommage à toutes les «Badjens» d’Iran qui n’ont pas survécu. Un hymne à la liberté et à l'espoir.
Une phrase qui m'inspire
“I must be gone and live or stay and die” (« Il me faut partir et vivre, ou rester et mourir »)
William Shakespeare, Roméo et Juliette, 1597 (tirade de Roméo, acte III, scène 5)
Née du choc du retour de la guerre sur le continent européen, Kometa raconte le monde partout où il bascule, de l’intérieur, à travers les regards de celles et ceux qui le vivent. La revue fête sa première année et grandit grâce à vous, en passant de 4 à 6 numéros par an en 2025.
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L'agenda
Mercredi14 mai
Sortie du Kometa numéro 7: «Et si le Japon était le centre du monde»
Jeudi 15 mai
Présentation de Kometa à la Bibliothèque polonaise de Paris
Présentation de la revue en présence de sa cofondatrice et rédactrice en chef Léna Mauger et de l'animatrice et productrice de France Inter Eva Bester (plus d'infos à venir).
Samedi 31 mai
3e Kometa Comedy Club !
Après une première édition à guichets fermés, le Kometa Comedy Club revient auConservatoire Pierre Barbizet, à Marseille, pour célébrer la sortie de son 6e numéro: «Même les tyrans ont peur des femmes». Sur scène, journalistes et humoristes raconteront côte à côte les grands basculements du monde de l’Afghanistan à l’Iran, de la Russie aux États-Unis et du Rwanda à la France.