Il fait une chaleur étouffante et je poirote. Que faire en attendant mes documents suisses tamponnés, pour finaliser l’achat de l’appartement? Je commence par remplir le frigo avec des provisions de l’ATB Market du bas de la rue, où sont alignés cinq rayons d’alcool pour un seul de produits laitiers. Sur la vitrine, il se proclame ouvert 24 heures sur 24 mais vu le couvre-feu, il ferme à minuit. Puis je pars à la recherche d’eau potable. Celle du robinet est saumâtre, imbuvable, depuis qu’en avril 2022, les Russes ont fait sauter la conduite qui alimentait Mykolaïv avec l’eau du Dniepr. Les réparations s’éternisent, la ville pompe à droite et à gauche. Des cuves d'eau propre ont été installées dans chaque quartier. Dans la rue de l’Observatoire, une dizaine de personnes âgées font la queue, équipées de chariots pliables pour empiler les bidons.
Sur le chemin du retour, un bidon de 5 litres dans chaque main, mon cœur bondit. Devant moi se dresse un beau bâtiment rouge et blanc, avec des colonnes à chapiteau et des bas-reliefs. Un panneau indique qu’il s’agit du musée Vassili Verechtchaguine, mon peintre russe préféré! Il a suivi au XIXe les armées russes dans leur conquête de l’Asie centrale mais était un pacifiste radical, ce qui lui a valu d’être accusé de trahison à la patrie. Son tableau le plus célèbre, L'Apothéose de la guerre (1871), est une montagne de crânes que survolent des corbeaux, avec cette inscription: «Dédié à tous les grands conquérants, passés, présents et futurs».
Le musée est ouvert, mais vide. Toutes ses œuvres sont dans une cave, à l’abri des missiles russes. Je me rabats sur le musée régional d’histoire locale, dans l’ancienne caserne qui abritait, avant la révolution bolchévique, 6000 marins de la flotte russe de la mer Noire. Mon arrivée provoque le bourdonnement d’une demi-douzaine de femmes d’âge mûr et en robe bleue. Je suis le seul visiteur. Je m’acquitte du billet à 34 centimes. Hélas, le troisième étage, consacré aux Cosaques et à la période impériale, a été fermé après que les fenêtres et les vitrines du musée ont explosé quand les forces russes ont bombardé l’Amirauté, juste en face.
On m’assigne comme guide un jeune homme frêle, sans doute plus utile ici qu’au front, qui m’entraîne d’une salle d’animaux empaillés (attractions principales: un chat sauvage et une dent de mammouth), puis dans une salle de pots, d’armes et de lampes allant du néolithique à l’âge des métaux. Là trône un très beau chaudron en bronze de la culture Belozerka, dont le logo du musée reprend la forme évasée. Ce peuple a vécu dans les steppes du sud de l’Ukraine entre le Xe et XIIe siècle av. J.-C., probablement jusqu’à l’arrivée des Scythes au nord de la mer Noire. Tiens! Les Iraniens ont occupé la région longtemps avant de fournir à l’armée russe les drones kamikazes qui, certains jours, me passent au-dessus de la tête.
Les Ukrainiens se passionnent pour leur histoire ancienne, accusant les Russes d’avoir voulu les couper de leurs racines. «Staline persécutait les archéologues», affirme le guide, intarissable sur les fouilles en cours dans un quartier de la ville. Puis il me montre, par une fenêtre toute neuve, la maison natale du poète Mark Lisyansky, l’auteur de l’hymne de Moscou, «ma chère capitale, mon Moscou doré». Moscou, justement, a bombardé cette maison grise aux encadrements bordeaux.
Je marche des heures en ville. Ce qui frappe, c’est le vide. Celui des rues bordées de platanes où la moitié de rares passants – ou plutôt des passantes, on reparlera de l’absence des hommes – promènent un chien, souvent de petite taille, chihuahua, teckels et quelques bichons frisés. Le vide aussi des belles maisons du centre, érigées à l’époque de l’Empire russe, avec leurs colonnades, leurs frontons, leurs murs de pierre joliment colorés, mais aussi leurs fenêtres soit brisées, soit remplacées par des panneaux d’aggloméré. Le vide des cafés, où seules quelques tables sont occupées, le plus souvent par de jeunes femmes dont les ongles cliquètent sur l’écran de leur smartphone, quand elles ne font pas de selfies. Celui des réseaux sociaux, enfin, où l’on retrouve la beauté triste de leurs jolis visages, yeux maquillés, cils allongés et parfois lèvres refaites.
Se retrouver dans un tel gynécée pourrait présenter un certain charme, mais pour qui cherche un plombier, un peintre et un électricien pour tenter de rénover un petit appartement, bon courage.
Avant l’invasion, Mykolaïv comptait 470 000 habitants. Plus de la moitié se sont enfuis aux premiers jours de la guerre, en février 2022, devant l’entrée des chars russes en ville et les combats dans plusieurs quartiers de l’Est. Les pillages se sont alors multipliés, faisant de Mykolaïv la première ville en Ukraine à recourir à cette technique intéressante: les voleurs qui se faisaient prendre étaient ligotés avec du scotch à des lampadaires, leur photo, tête hébétée, récoltant des milliers de «like» sur les réseaux sociaux.
Les forces ukrainiennes ont résisté et chassé les Russes, qui ont alors commencé à pilonner la ville. 1104 bâtiments ont été touchés par des missiles ou des bombes à fragmentation, dont l’université, l’administration régionale, des théâtres, une église, 49 sur les 68 écoles primaires, 67 établissements médicaux, 117 usines et structures commerciales. Quand les troupes russes ont dû abandonner Kherson en novembre de cette année-là et se retrancher de l’autre côté du Dniepr, les bombardements sur Mykolaïv se sont espacés.
La ville, très propre, est désormais considérée comme «plutôt sûre», si bien qu’une grande partie des réfugiés en Pologne ou ailleurs sont revenus — comme Raïssa, dont j’essaie d’acheter l’appartement. Il doit y avoir aujourd’hui entre 350 et 400’000 habitants à Mykolaïv. Mais où sont-ils?
«Ils se planquent», s’énerve Oleg, jeune policier originaire d’un village occupé par l’armée russe sur la rive gauche du Dniepr. Il dîne ce soir à la table voisine de la mienne au Datcha, un des plus chouettes restaurants de la ville, avec vue imprenable sur le fleuve Boug méridional et son magnifique coucher de soleil. Il habite Mykolaïv, mais travaille tous les jours à Kherson, où il est chargé, entre autres, d’établir les constats pour les maisons touchées par un obus ennemi.
Quand il dit «ils», Oleg parle des hommes de Mykolaïv de 18 à 60 ans, peu nombreux dans l’espace public. Il y a bien sûr ceux qui sont au front, mais il y a aussi ceux qui restent chez eux, pour éviter de croiser les recruteurs en civil qui arpenteraient les rues dans l’idée, justement, de les envoyer au front. «C’est con de risquer sa vie à 20 ans pour protéger celle de mecs qui veulent pas se battre», dit encore Oleg.
Encore un jour sans fin. Dans mon studio provisoire, chaque coupure d’électricité remet à midi l’horloge de la cuisinière. L’heure qu’elle affiche dépasse rarement 14h, même en pleine nuit. Le vide est aussi temporel.
Le récit de Serge Michel continue dans votre boîte mail, chaque jeudi jusqu'au 29 août. A suivre, le chapitre 4: «Les jeunes poètes du lundi soir»