Un patronyme, c’est un peu comme une pelote de laine. Vous tirez un fil et tout vient. En remontant n’importe quel arbre généalogique, vous trouvez des gens de conditions et d’origines multiples.
Avant d’émigrer en France, à la fin du dix-neuvième siècle, mes ancêtres vivaient à Odessa et peut-être, avant cela, à Balta, une ville majoritairement juive jusqu’à la seconde guerre mondiale et qui fut tour à tour ottomane, polonaise, russe, soviétique, roumaine et enfin ukrainienne. Ils se répartissaient en deux catégories: les uns étaient à la fois très pieux et très pauvres, les autres plus aisés et plus détachés de la religion. Les premiers ne connaissaient que le yiddish, les seconds affectaient de ne parler que le russe. En gros, ils se répartissaient entre, d’un côté, des rabbins, des musiciens et des chantres de synagogue, de l’autre des marchands.
Parmi ces derniers, il y avait, dit-on (mais on dit tant de chose dans une famille), un cousin éloigné qui possédait des champs de pétrole dans la région de Bakou. On évoquait son souvenir avec dérision, comme une bonne blague, mêlée d’une pointe d’envie. Le cousin a disparu sans laisser de trace. Sa fortune, si jamais elle a existé, et sans doute sa propre personne, ont dû être emportées par la révolution bolchévique.
A la frontière de deux mondes
En écrivant sur les oligarques russes, je n’ai pu m’empêcher de penser à ce magnat de Bakou et à ses derricks, mais aussi à mes grands-parents et leurs amis qui croyaient (moins après le complot des blouses blanches, ultime délire de Staline visant cette fois des médecins juifs) au socialisme «à visage humain» et à «l’avenir radieux» de l’humanité. Tour à tour jeune communiste convaincu, puis capitaliste pur et dur, Mikhaïl Khodorkovski, l’ex-patron du groupe pétrolier russe Ioukos, ex-première fortune de Russie, incarne ces deux pôles opposés. Un petit génie sorti des ruines de l’Union soviétique, capable de transformer des billets de Monopoly en or et d’amasser du capital dans un pays où celui-ci, en théorie, n’existait pas. Il se situe à la frontière de deux mondes, et aussi d’un troisième, celui de la dictature poutinienne contre laquelle il essaya de résister. Une tentative qu’il paya de plus dix années de colonie pénitentiaire.
Depuis les années 2000, lui et d’autres hommes d'affaires devenus richissimes d'un coup en mettant la main sur les ressources du pays, ont dû céder la place aux siloviki, aux «hommes forts» issus des services de sécurité. Comme Evgueni Prigojine, le patron de la milice Wagner. Avec leurs comptes cachés aux Caraïbes, leurs manoirs londoniens, leurs yachts démesurés, ces nouveaux milliardaires, adossés à l’Etat russe, n’ont rien à envier à leurs prédécesseurs. Vite enrichis et parfois vite éliminés, comme cela est en train de se passer pour Prigojine. Qui décide? C'est Vladimir Poutine qui, officiellement, ne possède qu’un modeste appartement de 77m2 à Saint-Pétersbourg, trois vieilles voitures et une remorque de camping. Il est aujourd’hui le premier des oligarques. La corruption, loin d’être une dérive, constitue le cœur du système qu’il a créé.
C’est leur histoire que je vais décliner dans Kometa en sept épisodes, une histoire qui se confond avec celle de la Russie. Elle en est peut-être même la clé.
Christophe Boltanski