C’était il y a quinze ans. Hier. Mais on l’a déjà oublié. En août 2008, les chars russes entrent sur le territoire géorgien. Une guerre brève et confuse sur laquelle revient Emmanuel Carrère dans son «Roman géorgien» écrit pour Kometa: «Qui a commencé, ce n’est pas clair et c’est un sujet miné en Géorgie. Une commission de députés européens qui a planché sur la question a abouti à une conclusion digne de la casuistique des jésuites dans Les Provinciales de Pascal: la Géorgie a été l’initiatrice du conflit mais la Russie, son instigatrice. Ce qui est clair, en tout cas, c’est que la seconde a avalé en cinq jours 20 % de la première sans que le monde s’en émeuve – et le monde aujourd’hui le regrette, parce que c’était avec quatorze ans d’avance la maquette de ce qui se passe en Ukraine et si on avait réagi alors, on n’en serait peut-être pas là.»
«Lillipoutine»
Le président géorgien de l’époque, qui était aussi le plus jeune président d’Europe, s’appelle Mikhaïl Saakachvili, mais tout le monde dit Micha. Il a été élu à 96% des suffrages après la «révolution des roses». Micha snobe son puissant voisin russe et, du haut de son mètre quatre-vingt-quinze, surnomme «Lillipoutine» le maître du Kremlin. Emmanuel Carrère le décrit ainsi: «Européen et atlantiste fervent, Micha a étudié à Columbia. (…) Le secrétaire d’État américain Colin Powell se fait photographier à ses côtés, une rose à la main, et dit que c’est le Nelson Mandela du XXIe siècle. D’autres diront le Kennedy du Caucase. George Bush vient danser avec lui sur la place de la Liberté.»
Emmanuel Carrère n’a pas pu rencontrer Micha. Et pour cause: ce dernier n’était pas libre – il est en prison depuis deux ans. Pour ma part, je l’ai vu longuement et à plusieurs reprises après cette guerre d’août 2008, alors que je travaillais pour la revue XXI. Fier de montrer son pouvoir de président, il m’a fait faire du jet ski, de l’hélicoptère, et le tour des palais et des fontaines multicolores qu’il avait fait construire en Géorgie. Un oligarque pro-russe a remporté les législatives en 2012 et la fin de la présidence Saakachvili, en 2013, fut pénible. Poursuivi pour «abus de pouvoir», il s’est exilé aux Etats-Unis avant d’être nommé gouverneur d’Odessa, en Ukraine. Je suis allée le revoir là-bas, il avait dû renoncer à sa nationalité géorgienne pour ce poste. Puis on lui a retiré sa nationalité ukrainienne, il est devenu apatride et, comme dans un film dont il aurait voulu être le héros, Micha a traversé clandestinement des frontières à pied.
Empoisonnement?
En 2021, le président déchu revient en Géorgie, présente ses excuses à ses concitoyens pour les fautes qu’il aurait commises, espère un grand mouvement populaire en sa faveur et se retrouve en prison. En février 2023, le Parlement européen s'inquiète de sa santé, prenant note d’un possible «empoisonnement aux métaux lourds».
La cousine d’Emmanuel Carrère, la présidente Salomé Zourabichvili, est aussi une ancienne ambassadrice de France ainsi qu'une ancienne ministre de Micha. Elle estime ne rien pouvoir faire pour lui.
Comme les récits de Kometa se prolongent par des échanges épistolaires, j’ai écrit il y a quelques jours une lettre à Mikhaïl Saakachvili, avec l’espoir que ce mot lui parvienne. Je lui rappelle quelques souvenirs et lui pose beaucoup de questions, y compris sur son analyse de la guerre russe en Ukraine. En septembre 2008, juste après l’invasion russe dans son pays, il avait lancé aux Européens: «Poutine ne s’arrêtera pas là». Plus tard, à Tbilissi, il me disait: «J’adore cette réplique: la vie est trop courte.»
Léna Mauger